Huitième nouvelle - Conte de Cristoforo Armeno wiki

Il est dangereux de blesser l’amour, quand il se pique de délicatesse ; il se révolte à la moindre injure ; & s’il ne meurt pas entièrement du coup qu’il reçoit, il en demeure si affoibli, qu’il ne recouvre jamais sa première force. Une fort jolie dame ; demeurée veuve à vingt ans, en a fait l’expérience depuis peu au dépens de son repos. Elle étoit belle, & douée de cet agrément, qui, frappant d’abord les yeux, saisit le cœur avec une violence qu’il n’est pas aisé de repousser. Beaucoup de partis se présentèrent, & l’on peut dire que le mérite de sa personne contribua plus à lui attirer des adorateurs, que les avantages qu’on pouvoit attendre, en l’épousant, du côté de la fortune. Ce n’est pas qu’elle n’eût assez de bien ; mais trois enfans que lui avoit laissés son mari, étoient une dette contractée, qui en devoit emporter une fort grande partie ; & si elle jouissoit d’un gros revenu, elle ne pouvoit disposer du fonds. Comme elle joignoit beaucoup de raison à une grande sagesse, elle résolut, pour ne leur pas nuire, de ne point penser à un second mariage ; & pour se mettre à couvert de toute surprise, quoiqu’elle ne fût pas d’un âge à s’accommoder de la solitude, elle trouva moyen d’écarter tous ceux en qui elle remarquoit de l’empressement qui pouvoit avoir des suites. Tout ce qui avoit quelque apparence d’amour lui faisoit prendre de scrupuleuses réserves ; & si elle souffroit de douceurs, quand elles partoient d’une simple honnêteté, c’étoit assez pour être banni, que de lui en dire d’un air sérieux, qui fît connoître qu’on sentoit ce qu’on disoit.

Cette conduite mit son cœur en sûreté, & il seroit toujours demeuré tranquille, si elle eût eu la même précaution contre un jeune cavalier dont une de ses amies lui donna la connoissance. Il étoit bien fait, avoit de l’esprit, & ses manières étoient toutes propres à le faire recevoir agréablement par-tout. L’éloignement que bien des raisons lui faisoient avoir pour le mariage, fut cause qu’il vit cette aimable veuve assez indifféremment. Il avoit pour elle tous les sentimens de complaisance qu’on doit à une jolie personne qui a du mérite ; mais il ne faisoit aucune démarche qui fît paroître qu’il en eût le cœur touché. Il ne cherchoit point de temps favorable pour l’entretenir en particulier, & les soins qu’il lui rendoit lui devenoient d’autant moins suspects, que, n’étant point assidus, ils ne marquoient rien qui fût dangereux pour elle : d’ailleurs elle savoit que le cavalier dépendoit d’un père d’une humeur fâcheuse, & qui, quoique riche, étoit si avare, qu’il le mettoit hors d’état de faire des dépenses superflues. Ainsi, à moins d’un parti très-avantageux, on étoit persuadé qu’il n’eût pas souffert que son fils lui eût choisi une belle-fille, & la connoissance que l’on avoit de son caractère, étant pour la jeune veuve une nouvelle raison de ne rien craindre, elle n’entra dans aucune défiance de l’engagement où elle pouvoit tomber.

Un an se passa de cette sorte, & ce temps ayant servi à les convaincre l’un l’autre d’un véritable mérite, la belle veuve ne put refuser son estime au cavalier, & le cavalier se fit une gloire d’être des amis de la belle veuve. Comme ils vivoient sans inquiétude, ils n’approfondirent rien par-delà ces sentimens ; chacun d’eux les prit pour ce qu’il vouloit qu’ils fussent ; & ils seroient demeurés encore long-temps dans l’erreur qui leur faisoit croire que ce n’étoit que de l’amitié & de l’estime, si le cavalier n’eût pas été obligé de faire un voyage de deux mois. L’absence leva le voile qui leur cachoit ce qu’ils s’étoient déguisé. Huit jours furent à peine écoulé, qu’ils reconnurent tous deux qu’il leur manquoit quelque chose pour être contens. La dame fut effrayée de ce qu’elle découvrit en s’examinant ; & ce qui fit son plus grand chagrin, c’est qu’elle craignit d’avoir fait un pas que le cavalier n’eût point fait de son côté. Il lui écrivit trois ou quatre fois, & il lui parut si réservé dans ses lettres, qu’elle fut persuadée qu’il étoit tranquille, tandis qu’elle souffroit de ne le plus voir. Elle en jugea fort injustement ; il souffroit encore plus qu’elle, & n’avoit que trop connu qu’il l’aimoit d’amour ; mais le respect l’empêchoit d’expliquer ses sentimens, & il lui sembloit que le papier feroit mal connoître ce qu’il falloit que ses actions marquassent, quand l’occasion s’en trouveroit favorable.

Cependant la dame étoit dans des agitations continuelles. Elle se reprochoit tous les jours, comme une foiblesse inexcusable, de se voir dans des sentimens qu’elle n’avoit pu causer ; & quoique, dans la résolution qu’elle avoit prise de demeurer veuve, elle ne dût souhaiter rien tant que de n’être point aimée, elle étoit au désespoir de ne l’être pas. Étrange bizarrerie de l’amour ! Elle convenoit avec elle-même que le cavalier l’aimant, elle auroit peine à se garantir de vouloir changer d’état, & ce péril ne l’étonnoit pas assez pour l’emporter sur la honte qu’elle se faisoit de trouver son cœur sensible, sans qu’elle eût touché le sien. Enfin, le temps de leur séparation finit. Le cavalier étant de retour, son premier soin fut d’aller chez ellle, & l’embarras où il se trouva, par ses nouveaux sentimens, mélant à sa joie un trouble secret, qui l’empêchoit de paroître dans tout son excès, la dame crut que cette joie étoit médiocre ; & soit pour lui rendre indifférence pour indifférence, soit que la crainte de rien laisser échapper qui fût contraire à sa gloire, l’obligeât de s’observer, elle le reçut avec assez de froideur. Le cavalier, surpris de cet accueil, ne put s’empêcher de dire, qu’après ce que le chagrin de ne la point voir lui avoit coûté, il ne croyoit pas s’être rendu digne du changement qu’il trouvoit en elle. La dame, toute réservée qu’elle tâchoit d’être, ne put tenir contre ce reproche ; elle répondit qu’elle jugeoit d’elle comme elle devoit, & que ne se connoissant aucun mérite qui engageât à la regretter, quand on ne la voyoit pas, elle étoit persuadée que l’éloignement n’avoit pas beaucoup troublé son repos. Cela fut dit d’un air vif, qui l’invitoit à une réponse vive, & il la fit dans des termes les plus tendres & les plus passionnés.

La belle veuve, qui prenoit plaisir à l’écouter, ne s’aperçut qu’un peu tard qu’elle lui souffroit des expressions qui ne convenoient qu’à un amant ; elle voulut y remédier, en lui disant qu’il ne songeoit pas qu’il lui parloit une langue qui ne devoit point lui être permise. Ces mots qu’elle prononça un peu en désordre, produisirent un effet qui développa pour l’un & pour l’autre leurs plus secrets sentimens. Elle rougit ; il s’embarrassa, & ils demeurèrent tous deux interdits, d’une manière qui leur fit connoître qu’ils étoient touchés de la même passion. La dame fut quelques jours sans en demeurer d’accord ; & se trouvant enfin obligée d’en convenir, elle résolut de faire agir sa raison, pour empêcher que l’amour n’en fût le maître. Le péril qu’elle couroit ne se pouvoit éviter que par la suite ; mais le remède étoit violent, cependant elle fit assez d’efforts sur elle-même pour prier le cavalier de ne la plus voir que rarement. Ce fut un ordre donné sans aucune envie qu’on l’exécutât. Le cavalier ne le vit que trop ; aussi continua-t-il ses soins avec tout l’empressement que donne le plus violent amour. Les plaintes qu’elle faisoit de sa résistance à ses volontés, n’empêchoient point qu’il ne fût toujours bien reçu ; & ses visites, quelque longues qu’elles fussent, ne la pouvoient jamais ennuyer. Il ne fut plus question de lui opposer l’intérêt de ses enfans, qui ne souffroient point qu’elle se remariât. Elle passa par-dessus cette considération, & ne s’arrêta qu’au seul obstacle du père du cavalier, qui lui sembloit invincible.

Comme l’amour se flatte toujours, il promit à la dame d’obliger son père de consentir à leur mariage, pourvu qu’elle lui permît de l’entreprendre. En effet, il fit agir des personnes d’une telle autorité, que tout autre qu’un bizarre se seroit rendu à leurs prières ; mais rien ne put l’ébranler. Il traita de ridicule la proposition qui lui fut faite, & prétendit que ce seroit vouloir ruiner son fils, que de souffrir qu’il épousât une femme qui étoit chargée de trois enfans.

Ce refus, que la dame avoit prévu, lui causa de grands chagrins ; mais ils furent adoucis par le désespoir qu’elle vit dans son amant. Elle tâcha de le consoler, & eut tout lieu d’être satisfaite des tendres protestations qu’il lui fit de l’aimer jusqu’au tombeau, & d’attendre à l’épouser après la mort de son père, s’il ne pouvoit fléchir sa mauvaise humeur. Elle répondit qu’elle ne prenoit aucune parole de lui, parce que l’amour qu’il lui marquoit étoit une passion trop violente pour n’avoir pas tout à craindre du temps, & que d’ailleurs il sembloit que le veuvage étoit un état qu’elle devoit préférer à la douceur d’un engagement où elle trouvoit de si grands obstacles. Cependant l’affaire ayant fait grand bruit, elle crut, pour l’intérêt de sa gloire, ne devoir plus voir le cavalier que chez leur amie commune, qui avoit contribué à leur liaison. Il est vrai qu’elle y venoit si souvent, que cette réserve n’eut rien de fâcheux pour lui. Il lui apprit que son père, pour faire cesser son attachement, avoit dessein de le marier à une riche bourgeoise, & qu’il l’en faisoit presser par tous ses amis. La dame, qui ne vouloit point nuire à sa fortune, lui conseilla de lui obéir, l’assurant que l’amitié qui avoit commencé à les unir, n’en seroit pas moins sincère, & qu’elle le verroit avec joie dans un établissement considérable, tandis qu’il la laisseroit en liberté de se donner tout entière à ses enfans.

Un procédé si honnête & si généreux redoubla l’amour du cavalier. Il rompit toutes les mesures que prenoit son père, & aima mieux renoncer à une fortune considérable qu’il lui assuroit, que de manquer à la belle veuve. L’obstination que ce père eut à ne lui donner que fort peu de chose pour sa dépense ordinaire, ne lui causa aucun embarras. La dame empêchoit qu’il ne souffrît de son avarice, & lui prêtoit de l’argent, pour lui faire faire une agréable figure. Comme il avoit du mérite, & que l’on savoit qu’il auroit un jour beaucoup de bien, les plus aimables personnes de la province n’eussent pas été fâchées de l’attirer, & une entre autres lui marqua des sentimens si favorables en plusieurs occasions, qu’on le fit apercevoir qu’ils ne lui déplaisoient pas. Elle avoit de quoi toucher un cœur qui n’auroit pas été prévenu ; mais celui du cavalier étoit trop rempli, pour recevoir des impressions nouvelles ; & s’il répondit civilement aux honnêtetés qu’elle avoit pour lui, ce fut sans lui témoigner plus que de l’estime. Il perdit son père en ce temps-là ; &, ce qui peut-être l’affligea plus que sa perte, la dame fut obligée d’aller à Venise en diligence solliciter un procès, où il s’agissoit pour ses enfans de la plus grande partie de leur bien. Il lui proposa de l’épouser avant son départ, mais elle crut qu’un mariage si précipité, dans un temps de deuil, feroit trop parler le monde ; & le délai qu’elle demanda mit le cavalier dans un déplaisir inconcevable. Les affaires qu’il avoit de son côté ne lui permettant pas de l’accompagner, il la pria mille fois de ne le pas oublier dans un lieu où il prevoyoit que son mérite lui attireroit d’illustres hommages. Elle l’assura qu’il lui faisoit tort de lui demander de la confiance, puisqu’un cœur comme le sien étoit incapable de changer de sentimens. Ils s’écrivirent souvent, & elle auroit pu remplir ses lettres des conquêtes qu’elle dédaigna pour lui, si elle eût pu se faire une gloire de ces sortes de triomphes ; mais elle ne voulut devoir sa tendresse qu’à son seul penchant, & elle eût été fâchée qu’aucun motif de reconnaissance l’eût portée à soutenir une passion qu’il lui avoit tant de fois juré ne devoir finir qu’avec sa vie.

Cependant elle rejeta divers partis fort considérables, qui l’emportoient sur le cavalier. Il est vrai que, loin d’ôter l’espérance à un jeune marquis, que ses manières toutes agréables, & un air noble qui soutenoit sa beauté, lui donnèrent pour amant, elle sembla voir avec plaisir qu’il s’attachât à lui plaire. Les complaisances honnêtes qu’elle avoit pour lui, le flattèrent qu’elle agréoit son amour ; & il en étoit d’autant plus persuadé, qu’aucun de ceux qui avoient voulu lui rendre des soins, n’avoit été traité de la même sorte. Ce qui l’obligeoit à cette distinction, étoit le grand crédit du marquis, qui sollicitoit pour elle, & qui pouvoit tout sur la plupart des juges. Ainsi, elle avoit grand intérêt à le ménager ; & comme elle avoit beaucoup d’esprit, quand il lui parloit de mariage, elle savoit si bien se tirer d’affaire, que, sans trop s’engager, elle lui laissoit entevoir que le consentement qu’il lui demandoit, dépendoit du gain de son procès. Après cela, on peut juger avec quelle ardeur il mettoit tout en usage pour lui procurer le succès qu’elle attendoit.

Les assurances sincères qu’elle avoit données au cavalier devoient si bien lui répondre de la bonté de son cœur, quelle négligea de l’avertir de cette conquête, comme elle avoit négligé de l’informer de toutes les autres. Il en eut pourtant avis, & ce fut pour lui un coup terrible. Il seroit parti sur l’heure, pour se tirer du trouble d’esprit où il étoit, s’il n’eût été retenu par des affaires qui ne lui pouvoient permettre de s’éloigner. Le silence de la dame sur un commerce qui sembloit être délicat, étoit un outrage que le cavalier ressentoit vivement, & néanmoins il n’osoit s’en plaindre, de crainte de blesser la délicatesse de la dame. Il savoit qu’elle vouloit qu’on l’aimât avec estime, & il ne pouvoit la soupçonner d’infidélité, sans témoigner qu’il l’estimoit peu. Dans cet embarras, il s’avisa d’un expédient qu’il crut infaillible, pour lui donner lieu de s’expliquer sur la jalousie qui le tourmentoit. Il voyoit de temps en temps la jolie personne qui avoit dessein de s’en faire aimer. Il commença à la voir souvent, & ne douta point que cette assiduité, dont apparemment la dame seroit informée par leur amie, ne la portât à lui faire des reproches. Alors il étoit en droit de lui parler du marquis, sans qu’elle s’en pût fâcher, & cela devoit produire l’éclaircissement qu’il souhaitoit. Son raisonnement ne se trouva juste qu’en partie. Le bruit que firent les nouveaux soins qu’il rendit, alarma l’amie commune ; elle condamna le cavalier, & lui dit qu’ayant servi à favoriser sa passion, elle ne pouvoit se dispenser d’écrire à la dame l’infidélité qu’il lui faisoit. Il répondit qu’il ne manqueroit jamais à ce qu’il devoit à cette aimable personne, & que si elle trouvoit à redire à des devoirs passagers qu’il rendoit en son absence il y avoit des moyens sûrs de la satisfaire.

L’amie écrivit, & la dame, qui jugeoit des autres comme elle vouloit que l’on jugeoit d’elle-même, lui marqua, par sa réponse, qu’elle croiroit faire tort au cavalier de le soupçonner d’aimer quelqu’un à son préjudice, & qu’il y auroit de la cruauté à lui envier quelques momens de plaisir, pendant qu’il étoit éloigné d’elle. Le cavalier vit cette réponse, qui lui fut montrée afin que l’honnêteté qu’avoit la dame fût pour lui une espèce d’obligation de rompre l’assiduité qu’il avoit auprès de sa rivale. Elle produisit un effet tout contraire, dont il ne fit rien paroître. Il s’imagina que la dame ne se reposoit ainsi sur sa bonne foi, que dans le dessein de le porter à l’autoriser, par son exemple, à devenir infidèle. Dans cette pensée, il chargea un de ses amis intimes, que quelques affaires faisoient aller à Venise, d’observer la dame, & d’avoir des espions chez le marquis, afin de savoir ce qu’on y disoit. Il n’apprit rien d’agréable. Le marquis étoit très-assidu auprès de la dame, & personne ne doutoit chez lui que le mariage ne se dût faire dans fort peu de temps. Le cavalier perdit patience à ces nouvelles. Il voulut être éclairci, à quelque prix que ce fût ; & pour en venir à bout, il lui envoya une lettre de change de tout l’argent qu’elle lui avoit prêté pendant que son père étoit vivant, & lui manda qu’il souhaitoit qu’elle fût heureuse avec le marquis ; qu’il alloit tâcher de l’être en épousant une personne du cœur de laquelle il étoit sûr, & qu’il lui rendroit ses lettres à elle-même, si-tôt qu’elle seroit de retour, afin qu’elle ne crût pas qu’il en voulût faire aucun usage qui lui donnât du chagrin.

Il ne douta point que si la dame étoit innocente, cet emportement, qu’elle devoit prendre pour une marque d’amour, ne l’obligeât à s’opposer à son changement, & à l’assurer qu’elle n’avoit nul dessein pour le marquis. Elle reçut cette lettre le même jour qu’elle gagna son procès. Ainsi, l’on peut dire qu’elle eut dans le même temps un très-grand chagrin & une sensible joie. Comme elle étoit hors d’affaires, elle n’avoit plus que les seuls ménagemens d’honnêteté à garder avec le marquis qui étoit cause de tout le désordre ; elle auroit pu convaincre le cavalier de l’injustice que lui faisoient ses soupçons ; mais il lui parut si peu digne d’elle, après la conduite qu’il tenoit, qu’elle résolut, non seulement de ne plus songer à lui, mais encore de le priver du plaisir d’apprendre qu’elle sentît aussi vivement qu’elle faisoit l’indignité de son procédé. Ce fut ce qui l’obligea à lui répondre en peu de paroles, mais sans vouloir se justifier sur l’article du marquis, qu’elle prenoit part au choix qu’il faisoit, dont elle étoit très-contente, & qu’à l’égard de ses lettres, il en pouvoit faire ce qu’il lui plairoit, parce qu’elle ne lui avoit jamais rien écrit qui la dût mettre en inquiétude sur son indiscrétion.

Cette réponse acheva de faire croire au cavalier qu’il étoit trahi.Ne rien dire du marquis, c’étoit avouer qu’elle l’aimoit, & il ne put se persuader que si l’infidélité qu’il lui reprochoit n’eût pas été véritable, elle lui eût fait voir qu’il l’accusoit injustement. Un sentiment de fierté, qui se joignit au chagrin de se voir trompé, au moins à ce qu’il croyoit, ne le laissa plus songer qu’au plaisir de ne souffrir pas qu’on dît dans la ville que la belle veuve lui eût manqué de parole. Il se fit un point d’honneur de la prévenir, & de montrer, en se donnant à une autre, qu’il l’avoit quittée avant qu’elle l’eût quitté. La demoiselle à qui il rendoit ses soins, méritoit assez son attachement ; elle étoit aimable & jeune, & son choix ne pouvant être blâmé de personne, faisoit connoître que c’étoit lui qui renonçoit à la dame. Quelques-uns de ses amis, qui étoient dans la même erreur touchant sa prétendue infidélité, & à qui ses trois enfans donnoient du dégoût pour elle, furent d’avis de ce mariage, & le contrat fut signé, au dédit de mille pistoles. La joie qu’on en eut dans la famille de sa nouvelle maîtresse, le fit bientôt éclater dans toute la ville. On voulut le conclure en peu de jours ; mais la passion du cavalier, toujours violente, quoique combattue par le dépit, lui fit demander du temps. Il alla chez son amie, à qui il parla en homme désespéré, qui ne se pardonnoit point l’engagement où il venoit de se mettre. Elle pénétra ses sentimens, jugeant bien que mille pistoles ne seroient pas un obstacle qui l’empêcheroit de rompre ; elle manda à la dame qu’elle n’avoit qu’à lui expliquer ses intentions, & que, malgré le contrat signé, elle étoit sûre que le cavalier se feroit une joie de lui prouver son amour, en lui sacrifiant toutes choses. Elle ne reçut point de réponse, & ce silence lui fit croire que le titre de marquis avoit ébloui la belle veuve, & que ce n’étoit pas sans raison que le cavalier l’accusoit de perfidie.

Cependant les choses alloient tout autrement qu’elle ne pensoit. La dame eut à peine gagné son procès, qu’étant pressé de nouveau par le marquis, elle lui dit qu’elle étoit si sensiblement touchée de l’honneur qu’il lui vouloit faire, que si elle pouvoit se résoudre à un second mariage, elle le préféreroit à tout autre ; mais qu’après avoir examiné ce qu’elle devoit, & à la mémoire de son mari, & à elle-même, il lui paroissoit que rien n’étoit plus louable à une veuve que de ne songer qu’à élever ses enfans, & qu’elle croyoit qu’il avoit pour elle assez d’estime pour vouloir bien approuver le dessein qu’elle avoit pris de ne point changer d’état. Le marquis combattit long-temps cette résolution, sans la pouvoir ébranler, & il fut contraint de la laisser retourner dans sa province. Elle alla d’abord chez son amie, qui, apprenant que le bien de ses affaires étoit l’unique motif qui lui avoit fait souffrir les soins du marquis, voulut lui parler du cavalier : mais la dame l’arrêta en lui ouvrant son cœur ; elle lui dit que ce n’étoit pas sans de grands efforts qu’elle avoit vaincu sa passion ; mais que l’outrage qu’il lui avoit fait, par ses injustes soupçons, dans un temps où elle lui sacrifioit avec plaisir une plus grande fortune que celle qu’elle auroit pu attendre de lui, l’avoit tellement blessée, qu’il lui étoit impossible de l’oublier ; que par-là, il l’avoit rendue à elle-même, & qu’elle profiteroit de cet avantage pour demeurer toujours maîtresse de sa liberté.

Elles étoient sur cette matière quand le cavalier vint les interrompre. Il fut fort surpris de voir la dame, dont il n’avoit point appris le retour, & il la trouva si belle, que tout son amour se réveilla. Une petite émotion de colère qu’elle laissa voir, rendit ses yeux plus brillans que de coutume, & il parut un incarnat sur ses joues dont il fut ébloui. Il se troubla à sa vue, & sentant la perte qu’il faisoit, il lui demanda, en tremblant, si elle étoit mariée. Elle lui répondit froidement que non, & qu’elle se rejouissoit d’être arrivée assez tôt pour être à ses noces. Le cavalier, outré de douleur, lui dit que s’il étoit inconstant, il avoit suivi l’exemple qu’elle lui avoit donné, & que son respect ne lui avoit pas permis de s’opposer à ses avantages. Alors elle voulut bien le détromper sur l’affaire du marquis, & lui fit connoître que la conduite qu’elle avoit tenue, malgré les partis qui s’étoient offerts, ne l’avoit pas rendue digne des impressions désavantageuses qu’il en avoit prises. La joie qu’il eut de sortir d’erreur, l’obligea de se jeter à ses pieds ; mais la belle veuve n’écouta pas ses remerciemens ; elle lui fit voir une fierté qui le rendit immobile, & lui déclara qu’elle ne s’étoit justifiée que pour sa gloire ; que loin d’exiger rien de son repentir, elle verroit avec joie qu’il épousât la belle personne qu’il lui avoit préférée, & qu’après ce qu’il avoit été capable de faire, elle ne vouloit jamais le revoir. Il fut si saisi de ces paroles, qu’il s’évanouit. La dame se retira, sans en paroître touchée, & l’abandonna à son amie, qui, sensible aux plaintes qu’elle lui entendit faire après qu’il fut revenu à lui, fit ses efforts pour le consoler, en lui promettant de le servir auprès de la dame. Tout ce qu’elle dit fut inutile. La belle veuve témoigna être ravie que cette aventure lui eût fait ouvrir les yeux sur la foiblesse & la sottise de la plupart des hommes, & fit serment de n’en écouter jamais aucun.

Cependant, malgré tout cela, le cavalier ne se rebuta point. Il essaya de la fléchir par toutes sortes de voies ; & n’y pouvant réussir, il monta un jour jusqu’à sa chambre, sans avoir trouvé personne qui allât l’en avertir. Elle étoit seule dans son cabinet, & avoit les yeux attachés sur des papiers : c’étoient ses lettres qu’elle relisoit. Il les reconnut, & s’imagina que ce moment étoit favorable pour appaiser sa colère. Il lui dit les choses les plus tendres ; & toute la réponse qu’il en eut, fut quelle vouloit bien lui avouer, qu’ayant eu pour lui une très-forte tendresse, elle n’avoit pu le perdre sans une douleur inconcevable ; qu’elle ne haïssoit encore de lui que son crime ; mais que ce crime étoit tel, que son repentir n’en obtiendroit jamais le pardon. Il s’évanouit encore à ses pieds, & cet objet lui tira des larmes. Elle prit soin de le faire revenir, & sur ce qu’il lui reprocha la cruauté qu’elle avoit de le rappeler à la vie, que sa haîne lui rendoit insupportable, elle consentit enfin à lui pardonner, & à vouloir demeurer de ses amis, à condition qu’il achèveroit le mariage qu’il avoit signé. Il protesta qu’il n’en feroit rien ; mais elle voulut la chose si absolument, & lui en réitéra l’ordre tant de fois, & par elle-même, & par son amie, en lui disant qu’il y avoit de la gloire de ne pas donner sujet de dire qu’elle eût la foiblesse de chercher un vain triomphe, qu’elle l’obligea de se marier. Quoiqu’il ait pour sa femme toutes les honnêtetés imaginables, il ne laisse pas de regretter toujours ce qu’il a perdu. La belle veuve, qui, de son côté, a renoncé pour jamais au mariage, voit fort peu de monde ; & si l’on s’en doit rapporter aux apparences, on a lieu de croire qu’ils sont à plaindre tous deux.

Après que le nouvelliste eut achevé cette aventure, l’empereur Behram le loua fort sur sa manière de réciter. Il lui dit qu’il paroissoit bien qu’il étoit né orateur ; que son discours étoit des plus nobles & des plus éloquens ; qu’on y voyoit un tour d’esprit & une délicatesse charmante ; mais qu’il ne pouvoit s’empêcher de blâmer la dureté de la veuve, qui tenoit plutôt de la férocité d’un sauvage, que du naturel doux & tendre attaché au beau-sexe. Je sais bien, ajouta-t-il, qu’il veut être aimé sans réserve, & que le moindre soupçon d’infidélité lui fait beaucoup de peine ; mais lorsqu’un amant s’est justifié, on ne doit plus se plaindre de lui ; il faut le regarder d’un œil favorable, & lui témoigner autant d’amitié qu’on lui a marqué de rigueur ou d’indifférence. C’est ainsi que l’amour se conserve dans le cœur des amans, & que leur union ne finit qu’avec la vie. J’avoue, à ma confusion, que je n’ai pas toujours observé cette maxime : c’est de quoi je me plains. Mais quel est l’homme sur la terre qui n’a jamais failli, & qui par son regret ne rende sa faute aussi digne de pardon, qu’elle l’étoit auparavant de blâme ? L’empereur ayant encore dit plusieurs choses agréables sur ce sujet, comme il se vit dans une santé parfaite, il voulut régaler les plus grands seigneurs de sa cour. Il envoya inviter à souper les trois jeunes princes de Sarendip, auxquels il étoit redevable de sa guérison. Le repas fut magnifique ; & ce qui en augmenta la beauté, fut la joie & le plaisir qu’eut toute la cour de voir l’empereur de si belle humeur. L’après-dîner, il fit la revue des troupes de sa maison, qui consistoient en infanterie & en cavalerie. L’infanterie est l’armée de sabres & de cangiars, avec des mousquets qui sont fort légers, & la mèche dont ils se servent est de coton. La cavalerie l’est de deux manières, l’une de lances, de sabres, & de grosses masses de fer ; l’autre porte l’arc & le carquois, & ont tous des rondaches. Ces troupes, passant en revue devant l’empereur, faisoient voir leur adresse ; les mousquetaires tiroient à un but qui étoit sur une petite hauteur ; ceux qui avoient la lance, caracolloient devant l’empereur, & montroient leur savoir faire à la bien manier. À l’égard des archers, chacun tiroit sa flèche à un but, l’un après l’autre, en courant à toute bride.

Il y avoit entre autres un de ces derniers assez petit, & qui n’avoit pas grande mine. Quand son tour vint, il ne piqua point son cheval, & ne se mit point en devoir de tirer sa flèche ; mais en passant devant l’empereur, il fit seulement une inclinaison profonde. Ce prince, indigné de cette espèce de négligence, donna ordre sur le champ qu’on demontât cet archer, qu’on lui ôtât ses armes, & qu’on le chassât honteusement. Un des principaux officiers, qui le connoissoit, dit à l’empereur qu’il ne savoit pas pourquoi cet homme en avoit usé de la sorte ; mais qu’il étoit un des meilleurs soldats du royaume ; que son père avoit été un vaillant homme, & qu’il avoit fait de si belles actions, que sa majesté lui avoit accordé trois payes. Cet officier l’ayant ensuite nommé à l’empereur, ce discours fit que ce prince voulut qu’on le lui amenât.

On l’avoit déjà démonté, & l’empereur lui ayant demandé pourquoi il n’avoit pas tiré sa flèche comme les autres : Je ne sais, lui répondit-il, tirer mes flèches que contre les ennemis de votre majesté. Comme cette réponse plut à l’empereur, il lui dit : Allez reprendre votre cheval ; & après quelques caracoles, pour montrer qu’il le savoit bien manier, il le poussa à toutes brides jusqu’à une certaine distance au-delà du but, où il décocha sa flèche par derrière, qu’il mit dans le milieu. Au retour, il vint encore à passer devant l’empereur, & poussant derechef son cheval avec autant de dextérité que de vîtesse, il tira une seconde flèche qui fendit la première par le milieu. L’empereur, surpris de voir tant d’adresse dans un homme qui n’avoit point de mine, ne laissa pas de lui donner une veste, & de lui augmenter sa paye, en l’assurant qu’il l’avanceroit. Cela fait, ce prince se retira, & le lendemain il fit avertir toutes les princesses des autres palais de venir dîner avec lui. Elle n’y manquèrent pas ; & durant huit jours ce ne fut que fêtes galantes & que festins, dont la magnificence & les délices surpassoient celles du banquet des dieux.

Pendant tous ces divertissemens, l’amour ne fut pas oisif. Les plus grands Seigneurs de la cour offrirent leur cœur à ces belles princesses, & elles ne furent pas fâchées de se voir aimer. Il se fit des galanteries réciproques, qui produisirent d’abord des intrigues & des jalousies en nombre. Mais comme elles m’éloigneroient trop de mon sujet, je n’en parlerai point ici. Je dirai seulement que l’empereur Behram maria les sept Princesses, & donna à chacune d’elles un des palais qu’il avoit nouvellement fait construire, avec des pensions considérables pour vivre selon leur qualité. Cette générosité fut applaudie de tout le monde, & ne fit pas moins d’honneur à ce prince, que de plaisir à toutes ces princesses ; ensuite il s’en retourna dans sa ville capitale, où il se servit fort utilement de ce précieux miroir contre les désordres & les malversations qui se commettoient continuellement dans son Empire. Tandis qu’il étoit ainsi occupé à faire triompher ce miroir, si salutaire aux bons, & si fatal aux méchans, il reçut une lettre du roi de Sarendip, dont voici le contenu.

Au très-grand, très-auguste, & très-invincible monarque l’empereur Behram

Il faut avouer, seigneur, que les trois princes mes enfans sont nés sous une étoile bien favorable, pour avoir été conduits à la cour de votre majesté impériale. Comme elle est la plus belle & la plus polie du monde, je ne doute pas qu’ils n’y aient appris de bonnes maximes pour régner, qui doivent passer chez eux en habitude. Ils avoient besoin d’une école aussi savante pour se perfectionner ; & les avantages qu’ils en retireront les engageront à une reconnaissance éternelle envers votre suprême majesté. Quant à moi, je la supplie très-humblement de croire que je lui suis très-obligé des bontés qu’elle a eues pour eux, & que je m’estimerois fort heureux de trouver les occasions de lui en témoigner ma gratitude plutôt par mes services que par mes paroles. En attendant que le ciel me procure ce bonheur, je lui adresserai continuellement mes vœux, afin que la vie de votre majesté soit aussi longue, qu’elle est glorieuse. Cependant, seigneur, comme je me sens accablé du poids de mes années, & que j’ai besoin de mes enfans pour me soulager, je vous conjure, par cette générosité qui vous est si naturelle, de vouloir bien leur permettre de me venir trouver. J’espère que votre majesté ne me refusera pas cette faveur, & qu’elle y joindra celle de croire qu’on ne peut-être plus parfaitement que je suis son très-humble & très-obéissant serviteur,

Le roi de Sarendip.

 

Quelque utiles que les trois princes de Sarendip fussent à l’empereur Behram, & quelque amitié qu’il eût pour eux, il ne put tenir contre la lettre du roi leur père. Il leur en fit la lecture, & leur dit de se préparer à partir au premier jour ; que véritablement ce départ lui donnoit du chagrin, mais que la considération qu’il avoit pour le roi de Sarendip, l’obligeoit à lui accorder sa demande. Sur quoi ces princes lui répondirent qu’en quelque pays qu’ils fussent, il pouvoit compter sur eux, & qu’ils n’oublieroient jamais les obligations qu’ils lui avoient. Cela fut suivi de plusieurs honnêtetés de part & d’autre, & ensuite l’empereur ordonna qu’on leur fît un équipage magnifique. La veille de leur départ, il leur donna à chacun un sabre garni de diamans ; plusieurs vestes très-riches, avec de fort beaux présens pour le roi leur père, & une lettre qu’il lui écrivit, dont voici les termes.

Au très-sage, très-puissant, & très-magnanime prince, le sérénissime roi de Sarendip.

Vous me demandez les princes vos enfans ; seigneur ; toutes les lois & toutes les raisons imaginables m’obligent de vous les renvoyer. Je le fais avec plaisir, par la considération de leur mérite & des services importans qu’ils sont capables de vous rendre ; mais en même temps je suis touché d’un regret très-sensible, & qui ne finira qu’avec ma vie. Ils me l’ont conservée, seigneur, aussi-bien que mon empire ; & par leur sagesse & leur valeur, ils m’ont mis dans un état non seulement tranquille, mais même glorieux. Que ne feront point pour un père si sage & si aimable, des princes si bien nés & si vertueux ? Je prie le ciel qu’ils puissent vous conserver long-temps, & vous aider à rendre de jour en jour votre royaume plus florissant qu’il n’a jamais été. Ce sont des vœux que je ferai toujours très-ardemment. Mais s’il arrive quelque occasion où il s’agisse de vous bien marquer ma bonne volonté, je vous prie de compter sur moi comme sur un ami sincère, & qui vous est entièrement acquis.

L’empereur Behram.

 

Les princes de Sarendip étant partis avec cette lettre & tous les beaux présens que l’empereur leur avoit donnés, continuèrent leur voyage avec une extrême joie, dans l’espérance de revoir bientôt leur chère patrie. Ils furent escortés par un détachement des gardes de l’empereur, & défrayés jusqu’à la dernière ville de ses frontières, où étant arrivés, ils trouvèrent un autre détachement des troupes du roi leur père, qui les escorta jusques dans la ville capitale de Sarendip. Toute la jeune noblesse fut à leur rencontre, & par-tout où ils passoient, ils entendoient mille acclamations publiques qui leur marquoient la joie qu’on avoit de les revoir.

Que vous êtes heureux, aimables princes, d’être, pour ainsi dire, l’objet de l’adoration de vos peuples ; c’est l’effet glorieux de vos rares qualités, & le juste couronnement de votre mérite. Cependant, quoique la satisfaction que vous en avez soit très-grande, elle n’égalera jamais celle que la vue & les embrassemens de votre auguste père vont causer à votre cœur. C’est dans cette occasion où la nature ne pouvant plus dissimuler, vous fera sentir ses mouvemens les plus tendres, en récompensant avec plaisir l’obéissance que vous avez eue pour exécuter les ordres paternels, qu’il est bon de s’y conformer toujours, sur-tout quand ils ne tendent qu’à notre bien & à notre gloire.

En effet, lorsque les princes parurent devant le roi, il se leva de son siège, les embrassa l’un après l’autre, & en leur donnant mille marques de tendresse, il répandit des larmes de joie de les revoir après une si longue absence. Les princes lui remirent la lettre & les présens que l’empereur Behram lui envoyoit. Quoiqu’ils fussent très-considérables, néanmoins la lecture qu’il fit de cette lettre le toucha bien davantage par rapport aux louanges de ses enfans qu’il embrassa encore une fois avec des transports qu’on ne peut exprimer.

Après que ces princes eurent été quelque temps avec le roi, ils se retirèrent chacun dans leur appartement, où ils furent visités par toute la cour, qui s’empressa de leur venir faire des complimenssur leur heureux retour. C’étoit à qui s’aquitteroit le mieux de son devoir, par la haute estime & l’extrême respect qu’on avoit pour des princes d’un mérite si accompli. Le lendemain, ils rendirent compte au roi des différens climats où ils avoient été, & des aventures surprenantes qui leur étoient arrivées. Ils ne manquèrent pas de lui parler entre autre du voyage qu’ils avoient fait aux Indes pour le service de l’empereur Behram, & de celui qu’ils avoient rendu à une grande reine de ce pays-là, & du désir qu’elle avoit d’épouser le puîné des trois princes. Le roi s’étant fait éclaircir de l’âge de cette reine, de sa vertu, de son mérite, & de la beauté de son royaume, consentit à cette alliance. Quelque temps après, il fit faire un équipage magnifique pour ce prince ; & la veille de son départ, il le chargea de beaux présens pour cette reine. Il y avoit une couronne d’or, enrichie de diamans, de rubis, & d’émeraudes d’une rare beauté ; un manteau royal de brocard d’or ; brodé de perles, dont l’agraffe étoit d’une escarboucle ; un bouquet de différentes pierreries, qui faisoient une diversité de couleur & d’éclat admirable ; un collier de perles rondes, couleur de belle marguerite, & presque aussi grosses que des œufs de pigeons, d’un prix inestimable ; plusieurs riches fourrures de marte-zibeline, une tasse faite d’une seule émeraude, qui est peut-être l’unique qui soit au monde, douze belles agathes, qui, d’un côté, représentoient un empereur romain, & de l’autre une impératrice ; ouvrages qui étoient le chef-d’œuvre des plus fameux sculpteurs de chaque siècle ; un coq d’or, dont les yeux étoient de rubis, & qui, par le moyen d’un ressort, chantoit comme un coq naturel. Il y avoit encore plusieurs autres raretés, dont le détail seroit peut-être ennuyeux, ou du moins nous éloigneroit trop de notre sujet : c’est pourquoi je n’en parlerai pas davantage, & je dirai que ce prince ayant pris congé du roi, partit avec toutes ces richesses, & fut accompagné par plusieurs grands seigneurs, qui allèrent avec lui aux Indes. La reine étant avertie que le prince étoit en marche pour la venir épouser, alla avec toute sa cour au devant de lui jusqu’à la dernière ville de la frontière de son royaume. Comme elle avoit fait beaucoup de diligence, elle y arriva deux jours avant lui ; & pendant ce temps, elle donna tous les ordres nécessaires pour lui faire une entrée magnifique. Mais ce prince, qui mouroit d’impatience de la voir ; prévint l’exécution de ses ordres, & ayant commandé aux gens de son équipage de venir à petites journées, il prit la poste avec un écuyer, un page, & un valet de chambre. Il arriva au palais dans le temps que la reine dînoit. Il passa dans la salle où elle mangeoit, & entra promptement dans la chambre de cette princesse, afin de n’être vu de personne.

Cependant quelque soin qu’il prît, il ne put si bien faire qu’il ne fût reconnu de quelque grand seigneur. Cela causa un bruit sourd, & la reine voulant savoir ce que c’étoit, on lui dit à l’oreille, que c’étoit le prince de Sarendip qui venoit d’arriver, & qu’il étoit entré dans sa chambre. Cette nouvelle agréable la surprit d’autant plus, qu’elle ne l’attendoit pas si-tôt. Une palpitation de cœur la prit ; elle ne put achever son repas, & alla aussi-tôt trouver le prince. D’abord qu’il la vit, il la salua d’un air tendre, & lui prit la main pour la baiser ; mais en même temps cette princesse lui présenta le visage, & il lui donna un baiser, accompagné de paroles les plus flatteuses & les plus engageantes du monde. Elle y répondit comme elle le devoit ; & après un quart-d’heure de conversation, la reine jugeant que ce prince pouvoit être fatigué de sa course, elle le conduisit dans un fort bel appartement qu’elle lui avoit fait préparer. Elle le laissa reposer jusqu’au soir, qu’elle le vint prendre pour souper avec elle. Il y alla aussi-tôt, & s’il fut surpris en entrant dans la salle où il devoit manger de n’y voir ni table, ni couvert, ni rien d’apprêté, il le fut bien davantage quand il aperçut tout d’un coup le plancher d’en haut s’entr’ouvrir, & une table toute couverte de mets les plus exquis, qui descendoit au son de plusieurs instrumens, qui faisoient une harmonie charmante. Pendant le repas, la symphonie continuoit, & de temps en temps elle étoit accompagnée de voix plus douces que celles des syrênes. Le prince y prenoit beaucoup de plaisir, & ce commencement étoit pour lui un pronostic favorable des agrémens qu’il devoit avoir avec cette auguste reine.

Après le soupé, ce prince lui donna la main pour la conduire dans son appartement, où après s’être entretenu quelque temps avec elle, il se retira dans le sien. Ses équipages arrivèrent le troisième jour ; le lendemain il donna les présens à la reine, dont elle fut charmée, & le jour suivant, la célébration du mariage se fit avec toute la pompe & la magnificience imaginables. Cette cérémonie étant finie, le roi & la reine prirent le chemin de leur ville capitale, qui les attendoit dans une impatience mêlée de respect & d’amour. Toutes les troupes & tous les citoyens se mirent sous les armes, pour les recevoir. Par-tout où ils passoient, c’étoient des arcs de triomphe, enrichis de devises ingénieusement inventées à leur gloire. Les poëtes chantoient sur leur lyre cet heureux hyménée, & en pronostiquoient la durée par la beauté de leur chant. Des fontaines de vin couloient de toutes parts, & des feux d’artifice, qui montoient jusqu’aux nues, annonçoient au ciel la joie que les peuples avoient d’un mariage si auguste & si conforme à leurs désirs.

Voilà ce qui se passa de plus considérable en cette occasion. Revenons présentement au roi de Sarendip & aux deux princes ses enfans, dont le mérite étoit révéré de tous les peuples, & il n’y avoit point de roi qui ne se fît honneur de son alliance. Parmi ceux qui la souhaîtoient le plus, le roi de Numidie, qui avoit pour fille unique une des plus aimables princesses du monde, la fit proposer au roi de Sarendip pour le prince son cadet. Ce roi, qui avoit beaucoup d’estime pour lui, & qui avoit entendu parler des rares qualités de cette princesse, accepta d’autant plus volontiers cette proposition, qu’elle étoit unique héritière des états du roi son père, & que, venant à mourir, le prince de Sarendip monteroit sur le trône. Les choses étoient déjà fort avancées, lorsque le prince d’Arcas, voisin du roi de Numidie, la fit demander en mariage. Cette alliance l’accommodoit fort, parce qu’étant devenu roi de Numidie, il y joignoit ses états, & devenoit par ce moyen très-puissant. Le roi de Numidie se trouva alors fort embarrassé sur le choix ; d’un côté, il étoit engagé avec le roi de Sarendip, dont véritablement il n’espéroit aucune succession pour sa fille, d’autant que ce roi avoit un fils aîné qui devoit lui succéder à sa couronne ; de l’autre côté, il considéroit qu’après sa mort, sa fille seroit très-puissante, parce qu’en épousant le prince d’Arcas, elle joignoit ses états avec les siens. Tout cela occupoit extrêmement le roi de Numidie, & ne sachant à quoi se déterminer, il mit l’affaire en délibération dans son conseil. Les uns, considérant les avantages de la princesse sa fille, furent d’avis de la donner au prince d’Arcas ; mais les autres furent d’un sentiment opposé. Ils lui représentèrent qu’un roi devoit être esclave de sa parole ; qu’il étoit d’autant plus obligé à tenir la sienne, qu’il avoit lui-même fait faire la proposition au roi de Sarendip, & qu’ainsi il n’y avoit point d’autre parti à prendre que d’achever ce mariage. Le roi de Numidie, voyant que ce sentiment étoit plus glorieux pour lui que celui des autres, préféra son honneur à l’intérêt de sa fille, & dépêcha un ambassadeur au roi de Sarendip, pour le prier de lui envoyer le prince son fils, afin de conclure le mariage avec la princesse sa fille.

Le prince d’Arcas, indigné de cette préférence, déclara la guerre au roi de Numidie, sous prétexte, disoit-il, qu’il lui retenoit injustement une ville qui lui appartenoit, & lui en demandoit la restitution & les jouissances, qui montoient à plusieurs millions ; mais le roi de Numidie, sachant que sa prétention étoit mal fondée, n’en fit pas de cas, & résolut de soutenir la guerre, espérant que le ciel favoriseroit la justice de la cause.

Pendant que l’un & l’autre armoient puissamment, le prince de Sarendip, qui savoit cette guerre, venoit à grandes journées, avec un cortège considérable, pour conclure son mariage & se mettre à la tête des troupes du roi de Numidie. Il arriva enfin ; & peu après, le mariage se fit avec beaucoup de plaisir de la part des deux partis. Cette nouvelle redoubla le ressentiment du prince d’Arcas, qui aussi-tôt se mit en campagne pour entrer dans la Numidie. Le roi de ce pays & le prince de Sarendip son gendre allèrent à sa rencontre avec une armée de cinquante mille hommes, pour le combattre. Cette armée étoit composée de vieilles troupes aguerries. Celle du prince d’Arcas étoit supérieure de plus de dix mille hommes ; mais elle n’étoit que de troupes ramassées, & nullement propres au métier de la guerre. Les deux armées n’étoient qu’à quatre lieues l’une de l’autre, lorsque celle du roi de Numidie, qui étoit fatiguée des grandes marches qu’elle avoit faite, fut obligée de se reposer deux ou trois jours. C’étoit dans un lieu fort beau & fort commode. D’un côté, il y avoit une belle rivière, & de l’autre un bois, où le prince de Sarendip alla se promener seul à cheval, pour rêver plus commodément, sans être interrompu de personne. À peine eut-il fait dix pas dans ce bois, qu’il entendit la voix d’un homme qui crioit de toute sa force : À l’aide ! Et aussi-tôt, s’étant avancé du côté que le cri venoit, il en connut bientôt la cause. C’étoit un pauvre soldat qui étoit venu couper du bois, & qui, courant tout hors d’haleine, & n’en pouvant presque plus, tournoit autour d’un gros arbre, pour se garantir d’un grand & furieux tigre qui le poursuivoit vivement, tout prêt à se jeter sur lui. Le prince de Sarendip, sans délibérer davantage sur le parti qu’il devoit prendre, emporté par l’ardeur de son courage & de sa charité, à la vue du péril d’un de ses soldats, poussa son cheval de toute sa force, l’épée à la main, vers la bête, qui, abandonnant sa première proie, vint à lui, les yeux enflammés, la gueule béante, & le poil hérissé, avec une espèce de rugissement effroyable, pour s’élancer sur le cheval, comme elle fit, en biaisant, pour éviter le coup qu’on lui portoit ; & par la pesanteur de son corps, elle abattit le cheval & le cavalier. Elle le tenoit même déjà par sa robe, & tâchoit de le prendre à la gorge, lorsque le prince, qui s’étoit promptement relevé, l’ayant saisi par la patte gauche, qu’elle étendoit pour l’embrasser, lui plongea l’épée pardessous le ventre, jusques dans le foie, en même temps qu’un de se gentilhommes qui étoit à la chasse, étant accouru aux cris horribles que jetoient & le tigre & le soldat, acheva de tuer ce monstre, déjà renversé du coup qu’il avoit reçu.

Après que le roi de Numidie eut fait reposer ses troupes, il alla chercher l’ennemi ; & comme ses coureurs lui vinrent dire qu’on voyoit la cavalerie du prince d’Arcas paroître, il mit aussi-tôt son armée en bataille ; mais ensuite d’autres coureurs l’ayant assuré que ce n’étoit qu’un détachement de mille chevaux, il prit deux compagnies de ses gardes à cheval, & autant de ses compagnies royales, & alla droit à eux, en ordonnant à toute l’armée de le suivre au petit pas. Il trouva cette cavalerie ; il l’attaqua, & la poussa si vigoureusement, qu’elle fut obligée de s’enfuir à toute bride : il en tua quelques-uns des plus mal montés, & en prit d’autres, qui lui dirent que le prince d’Arcas venoit pour lui livrer bataille. Les armées se trouvèrent dans une belle & grande plaine, où rien ne pouvoit les empêcher de combattre. Mais comme la nuit étoit proche, il ne se fit rien de part & d’autre. Un des généraux du roi lui conseilla d’attaquer la nuit l’ennemi, parce que, disoit-il, il seroit aisé de le défaire dans la surprise & les ténèbres ; mais il lui répondit tout haut, qu’il ne vouloit point dérober la victoire, ni rougir de son triomphe. Cette réponse, qui marquoit son courage & sa générosité, se répandit bientôt parmi toutes les troupes, & leur fit connoître combien il étoit assuré de la victoire.

Le prince d’Arcas, à l’exemple du roi de Numidie, demeura toute la nuit sous les armes, espérant de commencer le combat dès que le jour paroîtroit ; mais le lendemain, voyant la bonne contenance des Numidiens & le bel ordre de leur bataille, il changea de sentiment ; & quoiqu’il fût supérieur, comme nous avons dit, de plus de dix mille hommes, il n’osa les attaquer. Ce fut donc les Numidiens qui commencèrent le combat. L’aîle droite des Arcaciens fut d’abord enfoncée, & alloit se renverser sur la seconde ligne, si le prince d’Arcas ne fût venu à son secours ; il la rallia aussi-tôt, & combattit quelque temps avec fermeté. Mais cette résistance ne fit qu’augmenter l’ardeur des Numidiens, qui, à coups de sabre, percèrent la première & la seconde ligne ; qui furent obligées de s’enfuir, après avoir laissé sur la place plus de deux mille morts des leurs, & autant de prisonniers. Leur aîle gauche combattoit toujours ; mais voyant le malheur de leur droite, ils perdirent courage : ils eurent le même sort que la gauche, & ce ne fut par-tout qu’une déroute générale. Les Numidiens ne s’amusèrent point au pillage ; ils poursuivirent leurs ennemis, toujours en les battant & tuant. Le prince d’Arcas, dans la mélée, fut blessé de deux coups de sabre que lui donna le prince de Sarendip, & l’auroit peut-être tué, s’il n’avoit trouvé sa sûreté dans sa fuite. Les Arcaciens perdirent plus de dix mille hommes, sans compter les prisonniers, & tout leur bagage, avec la caisse militaire, qui fut partagée entre tous les soldats. Le roi, voulant profiter de sa victoire, enleva cinq ou six places, & mit tout le pays des environs à contribution. Le prince d’Arcas se voyant, par ce moyen, hors d’état de soutenir la guerre contre des forces si supérieures aux siennes, demanda la paix. On la lui accorda, à condition qu’il payeroit tous les ans un tribut d’un million au roi de Numidie. Cela étant arrêté ainsi, on lui rendit ses places, après en avoir rasé toutes les fortifications. Voilà de quelle manière se termina cette guerre, qui nous fait connoître que les injustices ne plaisent point au ciel, & quelles retournent souvent à la confusion de ceux qui les font.

Pendant que le roi de Numidie jouira glorieusement des douceurs de la paix, & le prince son gendre de celles de son mariage, il faut revenir au roi de Sarendip, & au prince son aîné. Comme l’un & l’autre s’étoient attiré l’estime de tout le monde, chacun recherchoit leur amitié. Les princes leurs voisins, & même ceux qui étoient les plus éloignés leur envoyèrent des ambassadeurs pour faire des alliances, ou pour renouveller les anciennes. On avoit une si grande confiance en eux, que les rois les plus puissants les prenoient souvent pour arbitres de leurs différens. Par ce moyen ils évitoient des guerres terribles, & conservoient le bien & le rang de leurs sujets ; c’est ce qui fut cause que deux grandes princesses qui étoient sur le point d’avoir la guerre entre elles pour des limites qui séparoient leurs états, vinrent trouver le roi de Sarendip, pour le prier de vouloir bien être le juge de leur différent. C’étoient deux héroïnes d’une beauté charmante, & plus capables de donner de l’amour que d’en prendre. Cependant il arriva toust le contraire, car elles n’eurent pas plutôt vu le prince de Sarendip, qu’elles en devinrent éprises, & oubliant le sujet de leur différent, elles ne songèrent plus qu’à toucher le cœur de ce prince. Ces deux princesses étoient d’un caractère fort opposé ; l’une avoit l’esprit enjoué, & l’autre sérieux. Quand ce prince étoit de belle humeur, il rendoit visite à celle qui avoit de l’enjouement, & lorsqu’il avoit quelque chagrin, il cherchoit dans la conversation de l’autre de quoi se consoler. Ces deux dames devinrent jalouses l’une de l’autre. Chacune vouloit posséder seule le cœur de ce prince, ce qui les porta à des querelles d’éclat qui firent grand bruit à la cour. Ce prince essaya, mais en vain, de les accommoder, ou du moins de les obliger à vivre civilement ensemble, si elles ne pouvoient être dans un parfaite intelligence. Enfin, rebuté de leurs emportemens, il se fit un plaisir d’aller tous les jours à la chasse, & les laissa se quereller tant qu’elles voulurent.

Un jour ce prince s’étant éloigné de tous ceux de sa suite, il se sentit préssé de la soif, & mit pied à terre au bord d’une fontaine, pour boire. Il n’avoit point de tasse, & se trouvoit fort embarrassé, lorsqu’une jeune bergère, qui l’avoit observé de loin, quitta son troupeau, & lui en vint présenter une de la meilleure grace du monde. Le prince regarda cette bergère avec attention, & ayant remarqué sur son visage tous les agrémens que la nature peut donner sans le secours de l’art, il lui demanda son nom. Elle lui répondit qu’elle s’appeloit Céline, & qu’elle étoit fille d’un fermier qui demeuroit à une maison prochaine. Ce prince lui proposa de venir à la cour ; mais elle lui répondit avec une ingénuité qui le charma, qu’il falloit le demander à son père, à qui elle étoit obligée d’obéir dans tout ce qu’il lui commandoit. Ce prince lui repartit qu’elle l’allât donc chercher ; ce qu’elle fit à l’instant. Le prince s’étant fait connoître à ce paysan, lui commanda de le venir trouver le lendemain à son lever avec sa fille, & l’assura qu’il feroit la fortune de l’un & de l’autre. Ce bon homme n’y manqua point ; & comme Céline ne pouvoit se résoudre à quitter son père, ce prince lui donna un emploi considérable dans le palais. Il ne croyoit d’abord rencontrer aucune résistance dans l’esprit de la bergère ; mais quand il eut connu sa vertu, il se fit un scrupule de lui faire violence, & la crut digne de porter une couronne.

Les deux princesses, qui ne savoient pas cette nouvelle inclination, continuoient leur jalousie avec plus de violence que jamais ; enfin, ne pouvant plus se souffrir, elles voulurent décider, par le sort des armes, qui seroit la victorieuse. Elles se battirent, & se blessèrent si dangereusement, qu’elles moururent peu de jours après. C’est ainsi que leur jalousie, & le différent de leurs limites furent terminés. Les uns plaignoient leur destinée, & les autres les traitoient de folles, & s’en moquoient. Cependant le roi & le prince son fils en furent très-fachés ; ils leur firent faire des funérailles avec toute la pompe & la cérémonie qui étoient dues à leur naissance & à leur dignité.

Durant toutes ces choses, le prince de Sarendip ne laissoit pas de rendre tous les jours visite à Céline. Plus il la voyoit, plus il la trouvoit belle, & découvroit en elle de nouvelles perfections. Elle étoit d’une douceur charmante, & avoit beaucoup d’esprit & de jugement. Il en fit le portrait au roi, & lui témoigna le dessein qu’il avoit de l’épouser.

Comme ce prince ne l’avoit point encore vue, il la fit venir ; & après s’être entretenu quelque temps avec elle, il vit que tout ce que le prince son fils lui en avoit dit d’avantageux, étoit au dessous de ce qu’il en voyoit. Il ne s’opposa point à ce mariage, & conseilla même à son fils de le faire, en disant que cette fille étoit un chef-d’œuvre & un miracle de la nature. Ce prince, ravi de l’approbation du roi, ne tarda guère à épouser Céline. Le mariage se fit dans le temple de Minerve, pour marquer la sagesse de cette fille par rapport à celle de la déesse. Les rois & les plus grands seigneurs du royaume y assistèrent. Les noces durèrent plus de huit jours, & jamais princesse ne fut moins décontenancée, & ne soutint mieux son rang que celle-ci.

À quelque temps de là, on reçut nouvelle à la cour, que l’empereur Behram étoit mort, & qu’en considération de l’amitié & de la haute estime qu’il avoit pour le roi de Sarendip, il lui avoit donné, par son testament, une belle & grande province, qui étoit à la bienséance, & contiguë aux états du prince. Il fut fort touché de cette perte ; mais comme il savoit que tous les hommes sont mortels, il tâcha de s’en consoler, suivant cette maxime, qu’aux maux sans remède il n’y faut plus songer. Ce pendant il envoya un ambassadeur au prince de Méros, qui étoit l’héritier de l’empereur, pour lui témoigner le regret sensible qu’il avoit de la mort de ce prince, & pour le prier en même temps de trouver bon qu’il envoyât prendre possession de la province que l’empereur lui avoit donnée. Mais au lieu de lui accorder sa demande, il la traita de ridicule, & dit que l’empereur n’avoit pu démembrer son empire sans le consentement des états, & au préjudice de son héritier. Cette réponse, qui étoit elle-même ridicule, & qui montroit l’injustice de celui qui la faisoit, obligea le roi de rappeler son ambassadeur, & de déclarer la guerre au prince de Méros. Dans ce dessein, il leva des troupes, & en acheta de ses voisins, dont il fit une armée de trente mille hommes de pied & de dix mille chevaux. Il en donna le commandement au prince de Sarendip, qui partit avec de bons généraux & de braves soldats. Le prince de Méros vint à sa rencontre avec une armée de plus de soixante mille hommes, dans la résolution de le combattre & de le vaincre. Comme le prince de Sarendip avoit fait une longue marche, & que ses troupes étoient fatiguées, il s’arrêta à six lieues de celles des ennemis, pour donner le loisir aux siennes de se reposer. Il ferma son camp de fossés & de palissades ; car il avoit résolu d’y laisser tout le bagage & l’attirail, avec les soldats inutiles, & de mener le reste contre l’ennemi, sans autre équipage que leurs armes. Il partit donc sur la seconde veille de la nuit, pour aller combattre au point du jour le prince de Méros, qui, sur ces nouvelles, avoit rangé ses troupes en bataille. Le prince de Sarendip marchoit aussi en bataille rangée ; car les armées n’étoient alors éloignées que de deux lieues. Lorsqu’il fut arrivé à des montagnes d’où il pouvoit observer aisément toute l’armée ennemie, il fit halte ; & dans ce temps il arriva une grande éclipse de lune, qui fut cause qu’on fit des sacrifices, non seulement à cet astre, mais encore à la terre & au soleil, dont la conjonction a coutume de produire cet effet. Un astrologue ayant été consulté sur cette éclipse, dit qu’en ce mois on donneroit bataille, & que les entrailles des bêtes immolées promettoient au prince de Sarendip un heureux événement.

Cette nouvelle donna beaucoup de joie à ce prince ; il fit assembler tous ses généraux, & mit en délibération s’il donneroit sur l’heure la bataille, comme quelqu’un le lui conseilloit, ou s’il camperoit en cet endroit, selon l’avis de quelques autres ; car il étoit à propos de reconnoître le champ de bataille, & l’ordonnance des ennemis, & voir s’il n’y avoit point de lieu suspect ou inaccessible, & des chausse-trappes cachées, ou quelque fossé couvert. Ce dernier avis ayant été suivi comme le meilleur, l’armée campa sur le champ de bataille, au même ordre qu’elle étoit, & cependant le prince de Sarendip prit quelques troupes, & alla faire le tour de la plaine où se devoit donner le combat. Lorsqu’il fut de retour, il assembla une seconde fois ses généraux, & leur dit qu’ils n’avoient pas besoin de harangue, parce que la gloire étoit un assez puissant aiguillon pour les porter à faire leur devoir ; qu’ils représentassent seulement à leurs gens, que du succès de cette bataille dépendoit leur honneur & celui de leur patrie ; qu’il n’en diroit pas davantage à de si braves hommes, mais qu’ils prissent garde d’observer l’ordre & le silence, & sur-tout qu’ils fussent attentifs à recevoir le commandement, & prompts à l’exécuter ; qu’ils devoient savoir qu’on perdoit les batailles par le peu de soin & la négligence, comme on les gagnoit par les vertus contraires. Après de tels discours, ayant animé ses chefs, & étant animé par eux, il leur ordonna de reposer & de repaître.

Le prince de Méros, qui n’avoit pas bien fortifié son camp, demeura toute la nuit sous les armes, de crainte de quelque surprise, attendu que les soldats n’avoient pas beaucoup de confiance en lui, ni en ses généraux, & que le danger où ils se voyoient leur donnoit quelque frayeur. Dès que le jour parut, le prince de Sarendip alla droit à l’ennemi. Il fit attaquer son aîle gauche, qui plia d’abord ; mais d’autres troupes s’approchant, rétablirent le combat, & firent revenir les autres à la charge. Dans ce temps, celles du prince de Sarendip eurent du dessous, tant par la multitude des ennemis, que parce que leurs chevaux étoient mieux couverts pour la défense. Cependant, malgré tout cela, les troupes du prince de Sarendip soutinrent vivement le choc, & firent si bien, qu’ils les chassèrent du champ de bataille. Alors le prince de Méros, qui avoit des chariots armés de faux, les fit lâcher, pour mettre en désordre la cavalerie du prince de Sarendip : mais ce fut inutilement ; car ce prince ayant mis à la tête de cette cavalerie des dardeurs pour la couvrir, les perçoient à coups de traits ; & saisissant les rênes des chevaux, tiroient à bas ceux qui y étoient montés. Une partie se sauva entre les bataillons, qui s’ouvrirent pour leur faire place. Comme le prince vit que Méros ébranloit toute sa bataille, il commanda de charger la cavalerie de ce prince, qui venoit investir son aîle droite ; & considérant qu’il avoit fait jour aux premières troupes qui couvroient l’ordre de sa bataille, il tourna tout court par cette ouverture, & forma un corps en pointe, tant de sa cavalerie que de son infanterie ; il courut avec de grands cris à l’endroit où le prince de Méros étoit en personne. Le combat fut d’abord opiniâtre ; mais à la fin, ce prince ne pouvant plus soutenir le choc de la cavalerie, ni celui de l’infanterie, s’enfuit le premier, & ensuite ses gardes, qu’on poursuivoit l’épée dans les reins. La déroute fut grande ; car Arsanez, l’un des généraux du prince de Sarendip, ayant battu ceux qui vouloient investir l’aîle droite, les obligea à suivre l’exemple du prince de Méros, & de s’enfuir à toute bride. Enfin ce ne fut par-tout qu’une défaite générale, excepté trois bataillons & cinq escadrons, qui, étant plus près de leur retraite, se dérobèrent à la vue des vainqueurs, sans pouvoir être chargés. Cette bataille coûta plus de vingt mille hommes des meilleures troupes du prince de Méros, sans compter tout le bagage, qui fut pillé, & la caisse militaire partagée entre les soldats. Comme on avoit trouvé, en poursuivant ce prince, son casque, sa cuirasse & son bouclier, on crut d’abord qu’il étoit mort ; mais peu-après on sut le contraire, & qu’il ne s’étoit défait de toutes ces choses que pour fuir avec plus de vîtesse.

Le prince de Sarendip se signala dans cette bataille avec toute la valeur d’un brave soldat, & toute la conduite d’un grand capitaine : on le voyoit partout pouvoir, sans confusion, à toutes les attaques ; tantôt soutenir ceux qui plioient par des renforts tirés des corps moins engagés dans la bataille, & tantôt mener les autres au combat avec un ordre & une intrépidité admirables. C’est ainsi qu’un véritable général doit agir ; de courir çà & là, d’être présent à tout ce qui se passe dans une occasion si tumultueuse, si pleine de périls, & dont les suites sont ou si funestes ou si glorieuses, par la perte ou par le gain de la victoire.

Le prince de Sarendip voulant profiter de celle qu’il venoit de remporter, entra comme un foudre dans les états du prince de Méros ; il s’empara de la province qu’on retenoit au roi son père, & même de plusieurs villes qui étoient au prince de Méros. Celui-ci, voyant une si grande rapidité de conquêtes, & craignant qu’elles n’augmentassent, demanda la paix. On la lui accorda, à condition que les villes qu’on lui avoit prises resteroient au roi de Sarendip pour les frais de la guerre. Cela ayant été arrêté de part & d’autre, le prince de Sarendip donna le gouvernement général de la province qui appartenoit au roi son père, au brave Arsanez, qui s’étoit si fort distingué à la bataille. Il établit des gouverneurs, & d’autres officiers à chaque ville qui en dépendoit, aussi bien qu’à celles qui n’en étoient pas, & qui restoient au roi pour les frais de la guerre. Il mit de bonnes garnisons par-tout, & ensuite il s’en retourna à Sarendip, où il fut reçu parfaitement bien du roi & de tous les peuples, qui le regardoient comme un héros. Cependant, quoiqu’il en eût beaucoup de joie, elle n’égala point celle qu’il ressentit à la vue de la princesse son épouse. Comme il l’aimoit passionnément, il en étoit aimé de même ; & ce retour, que l’un & l’autre avoient souhaité avec empressement, ne servit qu’à augmenter leur amour. C’est ce que produit ordinairement l’absence, qui redouble souvent l’ardeur de ceux qui aiment. En effet, on ne vit jamais plus de tendresse de la part du prince & de la princesse. Elle devint grosse, & accoucha heureusement à son terme d’un beau garçon, dont le roi & tous les peuples eurent une extrême joie. Ils firent plusieurs sacrifices aux dieux, pour les remercier d’un présent si agréable, & pour les prier de faire naître en ce jeune prince les vertus & le mérite de son père & de son grand-père. Ces peuples avoient raison de leur faire cette demande ; car ils vivoient sous la domination la plus douce & la plus heureuse qui fut jamais.

Pendant que chacun se réjouissoit ainsi & faisoit des vœux pour la conservation de cet auguste enfant, le prince son père en témoignoit sa reconnaissance par des festins & des spectacles qu’il donnoit au peuple. Un jour, voulant varier ces plaisirs, il lui arriva une aventure la plus extraordinaire du monde, qui mérite bien d’avoir ici sa place. Comme il étoit à la chasse, & qu’il s’étoit écarté de ceux de sa suite, il ouït l’effroyable rugissement d’un lion qui sembloit néanmoins plutôt se plaindre de quelque grand mal qu’il souffroit, que de suivre sa proie pour la dévorer. Le prince, qui, par un mouvement de sa générosité naturelle, alloit toujours droit au péril, s’enfonça aussi-tôt dans le bois prochain, & courant en toute diligence vers l’endroit où il entendoit le rugissement, il vit qu’un horrible serpent d’une prodigieuse grandeur, ayant entortillé les jambes & le corps d’un lion, l’avoit mis hors d’état de se défendre, & lui dardoit à grands coups redoublés sa langue, pour le tuer de son venin. Il fut touché du danger du lion ; sans songer qu’en le délivrant, il lui laissoit la liberté de se jeter sur lui, il donna de son épée si à propos sur le serpent, qu’il le tua ; &, sans blesser le lion, il coupa les liens dont il étoit embarrassé. Alors ce pauvre animal se voyant libre, & reconnaissant l’auteur de sa liberté, lui en vint rendre graces de la manière la plus expressive, & la plus soumise qu’il put, en le flattant, & en lui lêchant les pieds ; & depuis ce temps-là, s’attachant à lui comme à un généreux défenseur auquel il devoit la vie, il ne voulut jamais l’abandonner, & le suivoit par-tout comme un chien fidèle à son maître, sans offenser personne. Ce lion alloit toujours avec lui à la chasse, & il ne manquoit pas de le pourvoir abondamment de venaison ; mais ce qu’il y a de plus admirable, est qu’un jour ce prince étant entré avec le lion dans la chambre du prince son fils, & cet animal voyant que son maître carressoit & baissoit cet enfant, voulut aussi le caresser, en lêchant les pieds de son berceau, & se coucha dessous, comme pour lui servir de garde. Le prince, en s’en allant, l’appela, & venant à lui, il tourna la tête vers l’enfant, en remuant la queue, témoignant par-là la joie qu’il avoit de le voir. Étrange instruction de la nature, qui fait honte aux hommes, en leur donnant, ainsi qu’elle a fait plus d’une fois, des lions pour maîtres, qui leur apprennent ce que la raison a tant de peine à leur persuader, à savoir que l’ingratitude, si commune entre les hommes, effaçant en eux le plus beau caractère de l’humanité, les met au-dessous des animaux les plus farouches, à qui le charme d’un bienfait reçu fait perdre la férocité à l’égard de leurs bienfaiteurs, & même souvent de ceux qui leur appartiennent, comme nous venons de le voir.

La cour & le peuple jouissoient d’un bonheur infini, lorsqu’il fut, peu de temps après, traversé par un malheur qui les accabla d’affliction. Le roi tomba dangereusement malade, & son mal étoit du nombre de ceux dont on ne peut aisément savoir la cause. Diverses personnes le traitoient suivant qu’ils croyoient connoître sa maladie. Quand on en use ainsi, on est souvent en danger d’avancer les jours du malade, au lieu que si le véritable médecin ne peut guérir ce qui est incurable, il se sert de toute la sagesse de son art pour donner du soulagement, & ne fait rien qui précipite le progrès d’un mal dont le moment de la maturité est le dernier de la vie de la personne qui souffre. Enfin celui du roi fut si grand, que quelque remède qu’on lui donnât pour rétablir sa santé, il fut impossible de le guérir. Le prince son fils en avoit un sensible chagrin ; il étoit continuellement auprès de lui, pour le conjurer de prendre les choses que l’on croyoit nécessaires pour le rétablissement de sa santé, ou pour l’empêcher de prendre celles que l’on appréhendoit qui ne l’altérassent encore davantage. La nature de son mal lui faisant tout craindre, il voulut faire son testament, quoiqu’il ne fût pas encore assez en péril pour y songer ; mais il aima mieux mettre ordre à ses affaires avant qu’on jugeât qu’il en fût temps, que de risquer à mourir sans cette consolation. Il fit donc son testament & plusieurs legs aux officiers de sa maison & aux pauvres. Depuis ce temps-là, son mal augmenta jusqu’à la mort, sans néanmoins altérer son jugement, ni changer en aucune sorte la fermeté qu’il avoit fait paroître toute sa vie. Se voyant à l’extrémité, voici les dernières paroles qu’il dit au prince :

Vous voyez, mon fils, l’état où je suis ; profitez-en, & souvenez-vous éternellement de ce que vous devez aux dieux & à votre religion ; ne vous en éloignez jamais ; votre devoir & votre intérêt vous y obligent également. Celui-là n’est pas un homme, ou n’en mérite pas le nom, qui refuse ou qui néglige de donner son cœur aux dieux qui le comblent tous les jours de leurs biens, & qui, avec la même équité qu’ils punissent les méchans, récompensent les bons. Prenez-y garde, mon fils ; c’est la chose du monde la plus importante, & qui doit faire l’unique objet de vos désirs. Enfin connoissez le sang dont vous sortez, mais n’en abusez jamais. Chérissez ma mémoire, & les sentimens que j’ai pour vous en mourant. Adieu, mon fils ; adieu, encore une fois ; je vous souhaite toutes sortes de prospérités.

Pendant que le roi parloit de la sorte, les yeux du prince sont fils étoient baignés de larmes, & son cœur, pénétré de douleur, ne poussoit que des sanglots. Tous les assistans étoient aussi en pleurs, & regrettoient la perte d’un si bon roi, si juste, & si généreux. Tandis que chacun étoit ainsi accablé de tristesse, le roi tomba dans l’agonie, qui ne dura pas plus d’une heure, & mourut âgé de soixante-dix-neuf ans, regrétté généralement de tout le monde. Le prince fut aussi-tôt proclamé roi, & deux jours après il fit inhumer le corps de son père dans le tombeau des rois ses ancêtres, avec toute la pompe & la cérémonie que demandoit son rang, & la vénération que demandoit sa mémoire. On dit que le jour que le roi décéda, on entendit sur son palais le chant de plusieurs oiseaux qui faisoient, par la beauté de leur ramage, une espèce de concert mélodieux, comme un signe de joie qu’on devoit avoir de ce que ce prince étoit délivré de ses maux, & mis au rang des dieux.

La nouvelle de cette mort s’étant répandue de toutes parts, le nouveau roi reçut des complimens de condoléance de tous les princes ses voisins, & même des plus éloignés. Parmi ceux-ci ; le roi de Tanjaor se distingua par une lettre qu’il lui écrivit, dont voici les termes.

Au très-sage, très-auguste, & très-magnanime prince le roi de Sarendip

C’est avec la dernière douleur que j’ai appris la mort du roi votre père. Nous avons toujours été liés d’une amitié très-étroite, qui s’augmentoit encore tous les jours en moi par l’estime que j’avois pour sa sagesse & pour sa vertu. La réputation que ses belles qualités lui ont acquises dans tout l’univers doit servir à vous consoler. Je voudrois y contribuer de ma part, & pour vous le témoigner par des effets sensibles, je vous fais offre de la princesse ma fille, dont la jeunesse, la beauté, & la belle éducation ne peuvent manquer de vous plaire. Je crois que vous l’accepterez avec plaisir, & je souhaite que pendant une longue vie vous passiez avec elle des jours filés d’or & de joie. J’en aurai une extrême joie, & je vous montrerai dans toutes les occasions qu’il y a un cœur de père dans votre ancien ami.

Le roi de Tanjaor.

 

Le roi de Sarendip reçut cette lettre avec beaucoup de plaisir, non seulement par la considération qu’il avoit pour le roi de Tanjaor, mais encore parce que la princesse qui étoit d’un grand mérite, se trouvoit seule héritière de son père, & qu’ainsi il pouvoit prétendre, en l’épousant, de posséder un jour les états du roi de Tanjaor, & en les joignant aux siens, devenir un très-puissant roi. Ces divers motifs le portèrent à accepter volontiers les offres de ce prince, & à lui faire réponse avec cette politesse & cette courtoisie qui lui étoient si naturelles.

Au très-sage, très-excellent, & très-puissant prince le roi de Tanjaor.

Votre lettre m’a donné une consolation qui m’a été fort douce après la perte que j’ai faite du meilleur père du monde. Je regretterai toujours sa personne, & je chérirai éternellement sa mémoire. Je me propose, comme une marque de mon estime & de mon respect, d’imiter sa sagesse dans la conduite de son royaume & de sa famille, & j’espère d’y réussir d’autant mieux que la princesse votre fille, que vous m’offrez d’une manière si obligeante, a tout le bon esprit & la prudence nécessaires pour m’aider de ses conseils. Je vous demande cette belle princesse avec tout l’empressement possible. Je sens pour elle un amour qui ne se peut exprimer, & dans l’impatience que j’ai de la posséder, je vais partir dans ce moment pour l’aller attendre sur les frontières. Je vous prie de n’apporter aucun retardement à mon bonheur, & de croire que vous ne pouvez avoir un gendre qui aime plus la princesse, & qui vous soit plus sincèrement ami que.

Le roi de Sarendip.

 

Ce prince donna cette lettre à l’un des plus grands seigneurs de sa cour, pour la porter au roi de Tanjaor en qualité d’ambassadeur extraordinaire. Il partit aussi-tôt avec plusieurs personnes de qualité qui l’accompagnèrent dans ce voyage, qui fut très-heureux : leur entrée dans la ville de Tanjaor fut très-belle & très-magnifique. Leurs chars & leurs chevaux étoient ferrés d’argent, & leur harnois garnis de pierreries. Le roi fit mettre toute sa maison sous les armes pour leur faire plus d’honneur, & les reçut sur un trône le plus superbe du monde. Après que l’ambassadeur lui eut fait son compliment, qu’on trouva très-beau, il lui remit la lettre dont il étoit chargé. Ce prince s’en étant fait faire la lecture témoigna à l’ambassadeur qu’il faisoit beaucoup de cas de l’alliance du roi de Sarendip, & qu’il lui accordoit avec plaisir sa demande. En achevant ces mots, il lui présenta la princesse sa fille, qui étoit debout sur la dernière marche du trône. L’ambassadeur lui fit une profonde révérence, & lui dit que le roi son maître ayant été informé des charmes de sa personne & de ceux de son esprit, l’avoit envoyé pour la demander en mariage, & pour l’épouser en son nom. La princesse répondit à ce compliment avec beaucoup de sagesse & de modestie ; après quoi l’ambassadeur se retira, & le lendemain la première cérémonie du mariage se fit en présence du roi & de toute la Cour. Quelques jours après la princesse partit avec un équipage de reine. Elle étoit accompagnée non-seulement de l’ambassadeur & de tous les seigneurs qui étoient venus avec lui, mais encore de plusieurs personnes de qualité de la cour du roi son père, & de plus de cinq cents chevaux de troupes réglées, qui redoubloient la pompe & la magnificience de son cortège. Comme cette princesse étoit très-aimable & fort aimée de tout le monde, par-tout où elle passoit, chacun lui venoit rendre ses hommages, & adressoit ses vœux & ses prières aux dieux pour l’accomplissement & le bonheur de son mariage. Enfin, après un voyage de plus d’un mois, étant arrivée sur les frontières de Sarendip, le roi fut à sa rencontre à une lieue de la ville où il l’attendoit. D’abord qu’elle le vit, elle mit pied à terre pour le saluer ; ce prince en fit de même, & voyant qu’elle se mettoit à genoux pour lui mieux marquer sa soumission, il prit aussi-tôt la main pour la relever, & la lui voulut baiser ; mais elle la retira doucement, en lui présentant le visage avec un air tendre & respectueux. Après quelques honnêtetés de la part de la part du roi & de la sienne, elle monta dans le char de ce prince, & se mit à sa gauche. Ils arrivèrent ainsi à la prochaine ville d’où le roi étoit parti, & le lendemain il y confirma son mariage par une nouvelle cérémonie, avec toute la pompe & l’éclat imaginables. La cour resta quatre ou cinq jours dans cette endroit ; & ensuite ce prince congédia les troupes du roi de Tanjaor qui avoient escorté la reine, après leur avoir fait plusieurs présens. Il se mit en marche pour se rendre à sa ville capitale, qui lui avoit préparé la plus belle réception du monde. La nouvelle reine y entra dans un char de triomphe, dont les roues étoient d’argent, lequel étoit tiré par six éléphans blancs, qui portoient chacun une tour ou il y avoit des joueurs d’instrumens & des voix qui chantoient des chansons à la gloire du roi & de la reine. Toutes les rues étoient remplies de peuple qui crioit vive le roi ; des fontaines de vin couloient de toutes parts, & chacun témoignoit la joie qu’il avoit de cet heureux mariage.

Quand cette princesse fut arrivée au palais, le roi la conduisit par la main dans son appartement, qui étoit magnifique. La chambre où elle coucha n’étoit ni trop grande ni trop petite ; les murailles étoient en dedans revêtues de pierres fines, dans lesquelles étoient entaillées plusieurs fleurs ; les portières étoient de drap d’or, & quelques-unes de velours rouge cramoisi, couvertes d’une broderie d’or & de grosses perles. Le lit n’étoit pas moins riche ; les quenouilles étoient de pur argent à longue canelures, au dessus desquelles, au lieu de pommes ou d’aigrettes, paroissoient quatre lions de cristal de roche ; les plantes étoient de drap d’or vert, le plus riche qui se travaille en Asie, sans aucune frange, mais en leur place pendoient certains créneaux ou campanes faites de grosses perles orientales ; l’ouvrage en étoit excellent & d’un très-grand prix. La couverture étoit de soie, & la courtepointe d’un riche drap d’or ; les coussins & les oreillers étoient de même étoffe. Enfin ce lit étoit d’une beauté & d’une richesse infinies. Le pavé de cette royale chambre étoit couvert de tapis d’or & de soie ; le sopha où le roi s’assit étoit de bois de calambou, que les portugais appellent d’Aquila, & que les Japonois achètent quarante écus la livre, à cause de sa rareté, & de l’excellence de son odeur, qui égale du moins celle de l’ambre. Ce siège est haut de terre d’environ un pied & demi, & couvert de même tapis, sur lequel étoient des carreaux de drap d’or ; au-dessus de ce siège étoit un dais de même bois, parsemé de lames d’or, enrichi de pierreries, & porté par quatre piliers couverts & ornés de même. Du milieu du plancher de cette chambre pendoit un riche lustre de moyenne grandeur & de forme ronde, le milieu duquel étoit d’un beau cristal ; les autres parties étoient d’argent doré, couvertes de diamans, de rubis, d’émeraudes & de topazes, dont la diversité de couleurs rendoit un agréable éclat ; au coin de cette chambre, sur une table d’argent massif, paroissoit un petit bassin à laver les mains, qui étoit de pur or, enrichi d’un grand nombre de turquoises, de rubis & de saphirs, avec une aiguière de même ; contre la muraille, on voyoit deux belles armoires faites d’ivoires & de corail, dont les portes étoient de cristal, qui faisoient voir au travers de leur transparent plusieurs livres richement couverts, avec lesquels le roi se divertissoit quelquefois à lire ; au-dessus d’une de ces armoires il y avoit une cassette, dans laquelle un trésorier mettoit tous les mercredis trois bourses, l’une pleine de monnoie d’or, & les deux autres de monnoie d’argent, dont le roi faisoit des aumônes aux pauvres, & des gratifications aux esclaves qui le servoient.

Quand la reine fut dans cette chambre, l’autre reine y arriva ; elles s’embrassèrent d’abord avec beaucoup d’honnêteté ; elles se dirent plusieurs choses obligeantes, & ont toujours vécu ensemble dans une sincère amitié, sans jamais avoir eu la moindre jalousie.

Le roi étoit fort content de cette bonne intelligence, qui est très-rare entre les femmes qui veulent toujours posséder seules le cœur de leur mari. Ce prince, pour les maintenir dans cette union, ne témoignoit pas plus de tendresse à l’une qu’à l’autre, & avoit pour toutes les deux des égards & des complaisances admirables. Cette conduite engagea quelques souverains à lui offrir encore leurs filles en mariage. Quoiqu’il fût en droit d’en prendre autant qu’il eût voulu, parce que la pluralité des femmes est permise dans toutes les religions du monde, excepté dans la chrétienne, néanmoins il n’en voulut pas d’avantage, & se tînt avec plaisir aux deux qu’il avoit épousées.

Pendant que ce prince jouissoit agréablement des douceurs qu’il trouvoit en la conversation de ces deux reines, il arriva une histoire fort plaisante à un de ses écuyers nommé Engéram, dont je ne puis me dispenser de faire mention ici. C’étoit un gentilhomme babylonien, né avec tous les avantages qu’il faut avoir pour réussir auprès des femmes. Tout plaisoit dans sa personne, & il avoit un esprit insinuant, qui lui donnoit l’art de faire croire tout ce qu’il vouloit persuader. Il ne disoit rien qui ne fût accompagné d’un enjouement merveilleux, & cet enjouement étant fin & délicat, il étoit difficile de s’ennuyer avec lui. Il joignoit à cela une grande complaisance, qui le rendoit toujours prêt à faire toutes sortes de parties. Ainsi, on le souhaitoit par-tout, & il étoit peu de jolies dames qui ne le trouvassent d’un agréable commerce. Comme il en étoit reçu favorablement, il passoit pour homme à bonnes fortunes ; &, à juger de lui par les apparences, ce n’étoit pas toujours inutilement qu’il soupiroit. Parmi tant de bonnes qualités, il ne laissoit pas d’avoir un fort grand défaut. Son cœur étoit naturellement sensible aux charmes de la beauté, mais sa confiance ne se trouvoit point à l’épreuve des faveurs, & il étoit extrêmement dangereux de s’écarter avec lui du chemin étroit de la sagesse. Si le relâchement lui plaisoit d’abord, il étoit bientôt suivi du dégoût, & ce dégoût ne manquoit jamais de produire la rupture. Cependant la galanterie étant sa passion dominante, il s’abandonna à son penchant avec si peu de réserve, que quoiqu’il se sentît incapable d’un attachement d’un peu de durée, il ne pouvoit s’empêcher d’entrer dans des commencemens de passion avec tout ce qu’il voyoit de belles personnes ; & comme, selon le plus ou le moins d’obstacles qu’il trouvoit à être écouté d’une manière qui le satisfît, l’engagement qu’il prenoit étoit plus fort ou plus foible, il se mettoit quelquefois dans des embarrras si grands, par les déclarations que son amour l’obligeoit à faire, que ce n’étoit pas sans peine qu’il obtenoit des intéressés qu’on lui voulût bien rendre sa parole. Tant qu’il voyoit celle dont il se sentoit touché, il lui étoit impossible de s’en détacher, pourvu qu’elle affectât d’être indifférente ; & dans l’envie de lui faire dire qu’elle le croyoit digne d’être aimé, si les assurances du plus tendre amour ne la pouvoient obliger à lui laisser voir que son cœur avoit reçu les impressions qu’il avoit tâché d’y faire, il ne faisoit point difficulté de parler de mariage : c’étoit là la fin de sa passion. Il demeuroit alors deux jours sans la voir, & la raison, dont il reprenoit l’usage, lui représentant les suites fâcheuses d’une liaison qui ne finissoit que par la mort, il en étoit tellement épouvanté, qu’il n’y avoit point d’amour qui tînt contre les chagrins qu’il s’en figuroit inséparables. Ce genre de vie, qu’il menoit depuis cinq ou six ans, ayant fait connoître tout son caractère, on ne le regardoit plus que comme un homme simplement galant, & dont les plus fortes protestations ne devoient avoir rien de solide. On ne laissoit pas de le recevoir avec plaisir dans tous les lieux où il les faisoit, quoiqu’on fût persuadé qu’ils les oublioit si-tôt qu’il les avoit faites ; & après plusieurs intrigues, dont il s’étoit toujours tiré à son avantage, il s’embarqua enfin si avant, qu’il perdit la tramontane, & fut sur le point de faire naufrage.

Un ami qu’il étoit allé voir à la campagne, lui proposa d’aller passer quelques jours chez une dame d’un fort grand mérite, qui n’étoit éloigné de lui que de trois ou quatre lieues, & qu’il vouloit lui faire connoître. Cette dame méritoit bien, par son esprit & par ses manières, qu’on l’allât chercher encore plus loin. Son honnêteté gagnoit le cœur de tous ceux qui la voyoient ; & ce qui fut un grand charme pour Engéram, elle avoit une fille tout aimable, & dont la beauté étoit aussi vive que touchante. La partie se fit : ils allèrent chez la dame, & ils en furent reçus de la manière du monde la plus obligeante. Engéram ne manqua pas d’être frappé d’abord des agrémens de sa fille ; il lui conta des douceurs, & il le fit, dès le lendemain, avec de si grandes marques d’une véritable passion, que la dame, qui s’en aperçut, demanda à son ami quel homme c’étoit, & s’il n’avoit point d’engagement qui dût empêcher qu’on ne l’écoutât. Cet ami lui répondit qu’il avoit beaucoup de bien, & que, du côté de la fortune, sa fille auroit peine à rencontrer mieux ; mais que s’il étoit facile à une jolie personne de lui donner de l’amour, les reflexions l’en guérissoient, dès qu’on lui laissoit le temps de se reconnoître, & que si elle vouloit l’engager d’une manière à le mettre hors d’état de s’en dédire, il falloit qu’en se montrant presque toujours à ses yeux, elle fît agir tout ce qu’elle avoit de charmes, comme sans aucune envie de lui en faire sentir le pouvoir ; que rien ne le piquoit tant qu’une indifférence qui n’eût ni rudesse, ni mépris, & que sur-tout on devoit presser l’effet des assurances qu’il pourroit donner, sans souffrir qu’il s’éloignât, étant certain que s’il cessoit une fois de voir, il ne tiendroit rien de ce qu’il avoit promis.

La belle ayant reçu ces instructions, par la bouche de sa mère, trouva beaucoup de facilité à s’en servir. Elle étoit naturellement indifférente, & sa raison lui avoit appris, aussi bien qu’à Engéram, que le mariage étoit un engagement terrible. Elle ne s’y resolvoit que parce qu’elle n’avoit pas assez de bien pour vivre toujours dans l’indépendance. Les amours sembloient répandus sur son visage, & son application à n’oublier rien de ce qui pouvoit en augmenter le brillant, donna tant d’amour à cet amant, que son cœur se montroit dans ses regards ; mais plus il s’abandonnoit à sa passion, plus la belle étoit réservée dans ses manières. Une fierté digne d’elle rehaussoit l’éclat de sa beauté, & l’adresse qu’elle avoit à détourner le discours, lorsqu’il le faisoit tomber sur les sentimens qu’elle étoit capable d’inspirer aux plus insensibles, lui faisoit chercher avec plus d’ardeur les occasions de l’assurer qu’il n’avoit jamais rien vu de si charmant qu’elle. Elle écoutoit tout cela comme n’y faisant nulle attention. Au contraire, elle sembloit plutôt rejeter les choses flatteuses qu’il lui disoit, que prendre plaisir à les entendre. Cependant, à force de la voir, & de la trouver peu susceptible des impressions qu’il avoit fait prendre à quantité d’autres, il en devint amoureux si éperdument, que les déclarations qu’il lui faisoit ne l’ayant pu obliger à laisser voir un cœur sensible, il ne fut plus maître de sa passion. Ainsi entraîné par sa violence, & ne pouvant résister à l’impétuosité de ses désirs, il lui demanda si elle pourroit se résoudre à l’épouser. La belle, engagée à lui donner une réponse précise, lui dit d’un grand sérieux, mais accompagné d’un air honnête, que quand sa mère auroit fait un choix pour elle, elle savoit que rien ne la pouvoit dispenser de se conformer à ses volontés. Il eut beau presser, pour apprendre d’elle si son cœur ne souffriroit point de l’obéissance où il la voyoit prête, il ne put rien obtenir de plus, & fut contraint de s’adresser à la mère, qui, pour l’enflammer encore davantage, lui demanda quelques jours pour songer aux moyens de retirer la parole qu’elle supposa avoir donnée en quelque façon à un gentilhomme qui s’étoit déclaré depuis long-temps.

La menace d’un rival fut un motif fort pressant pour porter Engéram à ne garder plus aucun pouvoir sur lui-même. Non seulement il pria la dame de lui épargner le désespoir où il tomberoit, si son bonheur étoit incertain ; mais il força son ami d’agir auprès d’elle, pour l’engager à entrer dans son parti, préférablement à ce qu’il pouvoit avoir de rivaux. La dame, qui arrivoit par-là à ses fins, feignoit de se laisser arracher comme par force le consentement qu’on lui demandoit, à condition qu’on feroit le mariage sans aucun retardement, afin que, quand le gentilhomme viendroit, il n’eût à faire que des plaintes inutiles, sur lesquelles elle trouveroit moyen de le satisfaire. Engéram se montra charmé de ce prétendu triomphe, & ce fut alors qu’on prit soin, plus que jamais, de le garder à vue, de peur qu’il ne fît les réflexions accoutumées, si on l’abandonnoit à lui-même. La mère & la fille ne le quittoient presque point pendant tout le jour, & son ami, qu’on faisoit coucher dans la même chambre, passoit une partie de la nuit à l’entretenir des beautés de sa maîtresse. Le contrat fut bientôt fait, & étant signé des parties intéressées, Engéram se flatta d’avoir le plaisir de faire dire à la belle que son amour la touchoit ; mais elle affecta toujours la même réserve, & tout ce qu’il obtint, ce fut qque l’obéissance qu’il lui voyoit rendre aux volontés de sa mère, suffisoit pour lui répondre de l’attachement qu’elle auroit à son devoir, quand elle seroit sa femme. Le jour fut choisi pour le mariage, & la nuit qui précéda ce grand jour, Engéram ne put s’empêcher de pousser quelques soupirs ; dont son ami ne lui voulut point demander la cause. Malgré tout l’empire que son amour avoit pris sur lui, il ne put bannir de sa penséele dur esclavage où il étoit près de s’assujetir. Cependant il avoit été trop loin pour être en état de reculer. Le nouveau brillant qu’il remarqua dans la belle, qui s’étoit parée à son avantage, le fit aller au temple avec une fermeté qu’il ne croyoit pas pouvoir démentir. il ne put pourtant la soutenir jusqu’au bout. Tout ce qu’il y a de fâcheux & d’incommode dans le mariage s’offrit à ses yeux tout à la fois. Il en frémit, changea de couleur, & se laissant aller sur un siège, il eut une véritable défaillance. Il ouvroit les yeux de temps en temps, & les refermoit presque aussi-tôt ; de sorte qu’ayant été plus d’une heure sans revenir tout à fait à lui. on fut obligé de le porter chez la dame, où le frisson l’ayant pris, il eut une fièvre violente. Il se mit au lit, & quelques remèdes que l’on employât, il y demeura plus de trois semaines. Lorsqu’il se vit assez bien pour n’avoir plus que des forces à reprendre, il pria la dame de lui vouloir accorder une audience particulière en présence de son ami. Ce fut pour lui avouer que son mal n’étoit venu que des frayeurs que le mariage lui avoit causée, & que connoissant qu’il n’y pouvoit être heureux, ni rendre sa fille heureuse, il lui offroit tous les avantages qu’elle pourroit souhaiter, pour le laisser à lui-même ; quoiqu’il se défendît d’accepter l’honneur qu’on lui vouloit faire, en la lui donnant pour femme, il l’aimoit toujours avec tant de force, que ce lui seroit un véritable supplice, s’il la voyoit entre les bras d’un rival, & que si elle se sentoit capable de renoncer, comme lui, à se marier jamais, il étoit prêt à lui donner une terre de dix mille écus, se contentant du seul plaisir d’être son plus véritable ami. L’offre parut fort avantageuse à la demoiselle, qui, n’ayant point de tentation pour un mari, n’eut aucune répugnance à accepter la condition. On rendit nul le contrat de mariage, & l’on s’en fit un de donation dans toutes les formes. Engéram fut ravi d’avoir dans la belle une amie pleine d’esprit, & dont la sagesse étoit connue de tout le monde ; & la belle, si réservée sur l’amour, n’a point fait difficulté de s’expliquer avec lui sur l’amitié.

Cette aventure nous fait connoître que si l’amour & l’intérêt n’aveugloient point la plupart de ceux qu’on voit tous les jours donner si facilement dans le mariage, il en est peu que cet engagement n’étonnât, & qui, en consultant leur raison, n’en regardassent les suites avec la même frayeur qu’elles ont causée à cet amant. Cependant elles furent, durant quelques jours, le sujet des plaisanteries de la cour : on en rioit de bon cœur, & le roi dit agréablement, que ce gentilhomme avoit mieux su conserver sa liberté, qu’assurer son bien & son bonheur. Pour moi, ajoutoit ce prince, je suis fort content de mes egagemens ; ils sont selon mon cœur, & je serois très-fâché de ne les avoir point faits. La satisfaction qu’il en avoit s’augmenta encore quelque temps après, quand il vit que les deux reines étoient accouchées heureusement de deux beaux princes ; ce qui causa beaucoup de joie à tous les peuples. Il y eut à ce sujet plusieurs fêtes publiques, pour marquer au roi la haute estime & la profonde vénération qu’on avoit pour son auguste sang. Tous ses sujets, charmés des éminentes vertus de cet incomparable monarque, lui ont élevé des statues ornées de trophées & d’inscriptions magnifiques, afin d’immortaliser sa gloire & leur amour ; ils ont même institué des prières & des sacrifices continuels pour la conservation de ce grand prince, qui fait leur félicité & l’admiration des étrangers. En effet, ils ont eu raison d’en user de la sorte ; car jamais roi n’a mieux gouverné ses peuples. La douceur, la justice & la charité sont des qualités inséparables de sa personne. Je ne parle point de sa prudence dans ses desseins, ni de sa promptitude dans l’exécution, non plus que de sa valeur dans les combats, & de sa modestie dans la victoire ; mais je dirai qu’il mérite tous les les honneurs & les triomphes des plus fameux héros, & qu’après sa mort, il doit être mis, comme son père, au rang des dieux.