Le loup-garou - Conte de Pamphile LeMay wiki

I

Si je mens, c’est d’après Geneviève Jambette.

Il y a « beau temps passé » depuis qu’elle nous faisait ses récits de loups-garous, de feux follets et de chasse-galerie. J’allais alors à « l’école de l’église », et je n’étais qu’un gamin espiègle qui faisait des niches à la destinée. J’étais à l’entrée de l’existence, et je regardais la vie par le gros bout de la lunette. Elle se perdait dans un lointain mystérieux. Ô la douce illusion !

Je n’ai fait qu’un pas de l’enfance au vieil âge. Le temps d’espérer en vain, d’aimer en fou, de rêver en poète, de souffrir en martyr, et c’est déjà la vieillesse. Puis, c’est tout. Mais il ne faut pas que je m’oublie à parler de moi : c’est du loup-garou à Geneviève Jambette que je dois vous entretenir aujourd’hui.

Pauvre Geneviève, elle était vieille déjà quand elle nous racontait ses histoires si vraies !

– Satanpiette ! disait-elle, c’est la pure vérité. Demandez à Firmin.

Firmin, c’était son frère.

Geneviève demeurait à deux lieues de l’église, et pour ne pas manquer la messe elle arrivait la veille des fêtes et des dimanches. Combien, dans nos campagnes brûlantes de foi, font ainsi de nos jours ? Pourtant nos maisons hospitalières s’ouvrent encore avec plaisir pour les recevoir.

Elle descendait de préférence chez le père Amable Beaudet, où je l’ai bien des fois écoutée. Depuis longtemps la vieille conteuse naïve n’est plus ; bien peu s’en souviennent aujourd’hui. La postérité, pour elle, n’existe pas, car dans son amour de la vertu, elle aurait pu dire comme la Vierge à l’ange : « Quomodo fiet istud quoniam virum non cognosco ? »

Et ceux qui n’ont pas d’enfants meurent plus profondément que les autres.

– Le loup-garou ! le loup-garou ! me demandez-vous.

Franchement, je ne sais pas trop si je vais me rappeler la chose. Ha ! bon ! Geneviève commençait ainsi :

– Mes petits enfants, il faut aller à confesse et faire ses pâques. Celui qui est sept ans sans faire ses pâques « court » le loup-garou.
– Mais est-ce qu’il y a des chrétiens qui restent sept ans sans communier à Pâques ? disions-nous étonnés.
– Oui, il y en malheureusement. Ils sont rares, mais il y en a. Et si le monde continue comme il est parti, dans cinquante ans, ça ne sera pas drôle. On ne rencontrera que des loups-garous, la nuit.
– Est-ce que c’est malin, un loup-garou ?

C’est ce pauvre Hubert Beaudet qui demandait cela d’un ton gouailleur. Et la vieille répondait :

– C’est effrayant. Ça ressemble à un autre loup, mais ce n’est pas pareil. Les yeux sont comme des charbons ardents, les poils sont raides, les oreilles se dressent comme des cornes, la queue est longue. Ils rôdent, cherchant qui les délivrera.
– Les délivrer ? Comment ?
– Il faut leur tirer du sang. Une goutte suffirait.
– Et si on tuait le loup-garou ?
– On tuerait un chrétien.
– Pendant le jour, où se cachent-ils, les loups-garous ? fit Élisée, le frère d’Hubert.
– Le jour, ils reprennent leur forme humaine. On ne les distingue point des autres hommes. Au premier coup de minuit la métamorphose se fait, et elle dure jusqu’à la première lueur de la « barre » du jour.

Ici, la conteuse crédule toussait, reniflait une prise, dépliait son mouchoir de poche à grands carreaux, et nous enveloppait d’un regard vainqueur. Puis elle reprenait sur un ton confidentiel :

– Firmin, mon frère, en a délivré un. Il y a plusieurs années de cela. Il a failli perdre connaissance. Il ne s’y attendait pas, et il croyait avoir devant lui un vrai loup des bois qui voulait le dévorer.
– Non ! Pas possible ! Vous vous moquez de nous !
– Satanpiette ! c’est la pure vérité. Demandez à Firmin. Vous ne croyez peut-être pas aujourd’hui, car vous êtes jeunes ; vous grandirez et vous comprendrez mieux alors les châtiments du ciel.

Voici donc l’histoire du loup-garou délivré par Firmin, le frère de Geneviève.

II

Misaël Longneau, du Cap-Santé, et Catherine Miquelon, de chez nous, allaient contracter mariage. Le troisième ban venait d’être publié. La connaissance des contractants s’était faite l’hiver précédent, à l’époque du carnaval. Les Miquelon étaient allés voir un de leurs parents, au Cap-Santé, et les jeunes gens s’étaient rencontrés là, en soirée. Ils avaient dansé ensemble, ensemble ils s’étaient assis à la table pour le réveillon.

Catherine avait croqué de ses belles dents blanches la croûte dorée d’un pâté ; Misaël avait rempli son verre plus d’une fois, le gaillard, car il était noceur en diable.

Quand le père Miquelon attela pour s’en revenir, le lundi gras dans la relevée, Misaël, qui était fier de montrer son jeune cheval, son harnais blanc et sa « carriole » vernie de frais, proposa à Catherine de la reconduire chez elle. La jeune fille n’eut garde de refuser. Le « pont » était pris. Une glace vive et miroitante couvrait toute la largeur du fleuve, depuis la rivière Portneuf jusqu’à la Ferme.

Il fallait entendre le trot rapide des chevaux, et le chant des « lisses » d’acier sur la route sonore. Les « balises » de sapin fuyaient, deux par deux, comme si elles eussent été emportées par un torrent. Mais les jeunes gens ne regardaient guère la plaine nouvelle, et n’écoutaient guère la sonnerie des grelots de cuivre. Ils se regardaient à travers le frimas léger qu’une buée froide attachait à leurs cils ; ils écoutaient la voix suave qui montait du fond de leurs cœurs.

Ils arrivent au terme du voyage  qui ne leur parut pas long. Ils avaient perdu l’idée de la distance et du temps. Ainsi font les heureux. Ceux qui souffrent éprouvent le contraire : le temps leur dure et le chemin n’a plus de bout.

Misaël « enterra » le mardi gras auprès de sa jeune amie. Un enterrement joyeux, celui-là. Pas de tombe noire ni de cierges mélancoliques ; pas de psaumes lugubres ni de fosse béante où s’entassent, avec un bruit sinistre, les pelletées de terre bénite ; mais une table chargée de mets appétissants, des bougies pétillantes, des refrains égrillards, des verres profonds où tombaient avec un gai murmure, les gouttes d’or de la vieille « jamaïque ». Les dépouilles mortelles, c’étaient toutes les aimables folies auxquelles on disait adieu.

III

Les amours fidèles de Catherine et de Misaël duraient depuis un an, et le mariage devait avoir lieu après le carême.

En ce temps-là le carême était rude : l’abstinence et le jeûne recommençaient chaque jour. Nos pères étaient de grands pécheurs ou de grands pénitents. Mais ils étaient forts, nos pères, récupérant leurs forces dans la vie des champs et respirant l’arôme vivifiant des bois. Nous, leurs fils dégénérés, faisons-nous bien le reproche de dévaster nos campagnes et de respirer trop l’air impur des villes. Retournons à la charrue, plantons des arbres autour de nos demeures et nos fils, plus robustes et plus vertueux que nous, feront, pendant de longs carêmes, pénitence pour nos péchés.

Donc, le troisième ban venait d’être publié. Le « marié » était arrivé chez sa future, avec son garçon d’honneur, son père et plusieurs de ses amis. Chacun se disputait le plaisir de les héberger. C’était la veille du mariage, et il fallait fêter la « mariée ». Les invités se rendirent, le violonneux en tête, chez le père Miquelon. Ils venaient dire un tendre adieu à la jeune fille qui s’apprêtait à soulever un coin du voile mystérieux, derrière lequel se dérobent les femmes graves et les matrones prudentes. Ils venaient lui faire des souhaits qui jetteraient un peu de trouble dans son âme inexpérimentée.

Les noces allaient être joyeuses ; elles commençaient si bien. Les violons vibraient sous le crin rude des archets ; les danses faisaient entendre au loin leurs mouvements rythmés ; les pieds retombaient en mesure comme les fléaux des batteurs de grain. Or, pendant que le rire s’épanouissait comme un rayonnement sur les figures animées, et que les refrains allègres se croisaient comme des fusées dans l’atmosphère chaude, le premier coup de minuit sonna. Le « marié » s’esquiva sournoisement. Il sortit.

Minuit, c’était l’heure marquée pour le départ. Les violons détendirent leurs cordes mélodieuses et ne chantèrent plus. Le garçon d’honneur s’avança alors dans la foule agitée par le plaisir et demanda :

– Le « marié » est-il ici ? Il faut qu’il me suive ; il est encore mon prisonnier. Demain, une jolie fille le délivrera.

Ce fut d’abord un éclat de rire. Puis, après un moment, l’un des convives dit qu’il l’avait vu sortir, au coup de minuit, par la porte de derrière. Il était nu-tête.

On attendit quelques instants, le garçon d’honneur entrouvrit la porte et jeta un coup d’œil au dehors. Il ne vit personne.

Il alla s’enquérir. Au bout d’un quart d’heure il revint, seul.

– C’est singulier, remarqua-t-il.
– L’avez-vous appelé ? lui demande-t-on.
– Oui, mais inutilement.

Catherine, la fiancée, devenait inquiète.

– Il va rentrer, disait-on ; il ne peut rien lui arriver de fâcheux.
– Qui sait, encore ?... Un étourdissement, une chute...

Tous les hommes sortirent à sa recherche. Ils allèrent dans la grange, sur le fenil, dans la « tasserie », à l’écurie et à l’étable, dans les stalles des chevaux et des bêtes à cornes, dans les crèches, partout.

Une heure sonna et Misaël n’était pas revenu. Des femmes se mirent à pleurer. Catherine paraissait toute pâle à la lumière des bougies, et une profonde angoisse lui serrait le cœur. Elle souffrait.

Aux coups de deux heures, la plupart des hommes étaient rentrés. Ils causaient à voix basse, comme auprès d’un mourant. Tout à coup la porte s’ouvrit et le « marié » parut. Il était livide. Cependant ses yeux étincelaient encore. Du sang coulait le long de son bras, et se montrait sur ses mains glacées. Firmin le suivait, blême, et l’air hébété d’un homme qui ne sait s’il dort ou s’il veille, s’il a fait un rêve affreux ou un acte atroce.

– D’où viens-tu, Misaël ? que t’est-il donc arrivé ? demanda le garçon d’honneur.

Il expliqua assez gauchement qu’il avait éprouvé un singulier malaise, et qu’il était sorti pensant bien que l’air froid le remettrait, qu’il était tombé sur la glace, s’était fait une blessure à l’épaule et que cette blessure lui avait fait perdre connaissance.

Firmin le regardait avec de grands yeux animés. Il aurait bien voulu parler, c’était visible, et il laissait voir qu’il en connaissait long, par ses signes de tête et ses haussements d’épaules. Il n’en fit rien cependant. La blessure fut pansée. On aurait dit un coup de couteau. Il y a des glaçons qui tranchent ou percent comme des poignards.

La gaieté revint. On but une dernière rasade, et, le lendemain matin, la cloche carillonna l’heureux mariage de Catherine avec Misaël.

– Et le loup-garou, qu’en faites-vous ?
– Attendez une minute.

Avant la messe, Misaël entra au confessionnal. Il y resta longtemps. Firmin recommença ses gestes et ses signes de la veille, mais avec des airs d’approbation. Il ne souffla mot, car il avait promis de ne point parler.

Or, voici ce qui était arrivé cette nuit-là. Chacun cherchait de son côté le disparu. Firmin pensa qu’il pouvait être allé à l’écurie voir à son jeune cheval. Pourtant, nu-tête, ça n’avait guère de bon sens. N’importe, il s’y rendit. Comme il allait mettre la main sur le crochet de fer qui tenait la porte fermée, il entendit marcher sur la neige, derrière lui. Il crut d’abord que c’était quelqu’un de la noce. Tout autre pouvait bien comme lui aller jeter un coup d’œil aux animaux. Il se retourna. Une bête de la taille d’un gros chien, mais plus élancée, venait par le sentier qui reliait la grange à la maison. Elle était noire et ses yeux étaient rouges et flamboyants. Firmin, brave d’ordinaire, eut peur, tellement peur qu’il resta là, sans ouvrir, immobile, incapable de faire un pas. L’animal s’avançait vers lui et le regardait. Il crut qu’il allait être dévoré. L’instinct de la conservation lui revint alors, il fit sauter le crochet de fer et se précipita dans l’écurie. La bête redoutable entra avec lui. Il fit le signe de croix, tira son couteau de poche et s’apprêta à défendre sa vie. Il pensait bien que c’était un loup véritable. L’animal se dressa, lui mit sans façon, sur les épaules, ses pattes velues, et allongea, comme pour le mordre ou le lécher, son museau pointu d’où s’exhalait un souffle brûlant. Firmin frappa. Le couteau atteignit l’épaule et fit couler le sang. Aussitôt le loup disparut, et un homme blessé à l’épaule surgit on ne sait d’où.

– Vous m’avez délivré, merci, fit cet homme.
– Comment, Misaël, c’est vous ?
– Oh ! n’en dites rien, s’il vous plaît !
– Vous « courez » le loup-garou ?... Mon Dieu ! qui aurait pensé cela ?... Il y a donc sept ans que vous n’avez pas fait vos pâques ?
– Sept ans ; mais ne parlez pas de cela, je vous en prie. Je vais aller à confesse demain matin, et je serai bon chrétien à l’avenir.
– Le jurez-vous ?
– Je le jure !
– Je serai à l’église, et si vous ne tenez point votre parole, je dirai tout. Le mariage sera manqué.
– C’est entendu. 

* * *

La voilà finie, cette histoire.

Geneviève Jambette avait le soin d’ajouter :

– Firmin, mon frère, n’a jamais soufflé mot de cette histoire ; elle n’a jamais été connue.

Ça finissait par un éclat de rire.

Vous allez me dire, peut-être, que vous ne croyez pas un mot de tout cela...

Eh bien ! moi non plus.