Les diables cornus - Conte de Charles Quinel wiki

Lorsque, le 14 septembre 1535, Cartier, venant au Canada pour la deuxième fois, mouilla dans l’estuaire du Saint-Laurent avec ses trois navires, la Grande Hermine, la Petite Hermine et l’Emerillon, il fut accueilli avec enthousiasme par les indigènes. Les deux Hurons, Domagaya et Taïgnoagny, qu’il avait emmenés avec lui à Saint-Malo et qu’il ramenait, savaient assez de français pour lui servir d’interprètes.

Ces deux jeunes gens lui présentèrent Donnaconna, chef de tribu influent que l’on appelait l’agouhanna du Canada. Ce dernier offrit à l’explorateur malouin des anguilles, du poisson, des melons et toute sorte du gibier. Il venait à bord des nefs avec une nombreuse suite d’hommes et de femmes qui, pour faire honneur aux blancs, dansaient et chantaient sur le pont. Tous ces peaux-rouges étaient nus et se contentaient de se badigeonner le corps de couleurs vives. Seul, l’agouhanna portait une couverture, en même temps ornement, protection et manteau royal. Il présidait aux jeux et aux danses de ses sujets et restait des heures entières assis sur le toit de ce palais flottant dont les proportions lui paraissaient démesurées.

Un jour, Cartier, s’adressant à Domagaya, lui dit :

— Explique donc à l’agouhanna que je désire pénétrer plus loin dans l’intérieur des terres. On m’a conté qu’il existait une ville, nommée Hochelaga, et je voudrais la connaître.

A mesure que le Malouin parlait, la figure du Huron prenait une teinte cendrée; il traduisait les paroles du blanc à Donnaconna qui fut saisi d’une sorte de tremblement. Les deux indigènes se concertèrent longuement, puis Domagaya répondit en français :

— Le seigneur Donnaconna serait fâché que vous alliez à Hochelaga, car la rivière ne vaut rien.
— Cela ne m’empêchera point de m’y rendre, répliqua Jacques Cartier, car j’ai ordre du Roi, mon maître, d’aller le plus avant qu’il me sera possible.

Le chef indien, par le truchement de Domagaya, insista : on allait tomber au milieu des neiges, le froid serait intolérable, des tourmentes couperaient la route des explorateurs. Cartier secoua la tête.

— J’irai coûte que coûte, dussè-je aller tout seul.

Le lendemain, le surlendemain, les jours suivants, Donnaconna revint. Il était toujours chargé de présents; il répétait inlassablement que c’était folie de tenter cette entreprise, que, pour lui, il n’irait pas et qu’il interdirait aux deux Hurons interprètes de suivre l’explorateur.

— Je n’ai besoin de personne, répliquait sèchement Cartier.

On poussait fiévreusement les préparatifs pour une expédition vers l’ouest; on ne devait emmener que l’Emerillon dont le tirant d’eau était faible. Donnaconna fit une tentative désespérée. Deux jours avant celui fixé pour le départ, il arriva l’air hagard, une peinture toute fraîche sur le corps et la chevelure plus emplumée que d’habitude.

Taïgnoagny parla en son nom :

— Le chef dit qu’il y a de mauvaises nouvelles.
— Lesquelles donc ? demanda Cartier déjà habitué à la nervosité des Indiens.
— Le seigneur Donnaconna, prononça l’interprète d’un air de respectueuse componction, a interrogé les génies du fleuve au fond des bois; il y a passé la nuit. Le dieu Cudouagny lui il parlé et lui a dit qu’il y aurait tant de glace sur le fleuve et de telles tempêtes de neige que tous ceux qui tenteraient de gagner Hochelaga mourraient.

 Cartier haussa les épaules.

— Votre Cudouagny n’est qu’un sot. Moi aussi j’ai interrogé mon Dieu.

Les Indiens dressèrent l’oreille.

— Que vous a-t-il dit? demanda Domagaya méfiant.
— Qu’il ferait beau temps.

Voyant que, décidément, il n’y avait pas moyen de détourner le Français de sa résolution, Donnaconna autorisa les deux interprètes hurons à continuer leur service et, lui-même demanda à voyager sur l’Emerillon.

L’explorateur attribua un si prompt revirement à la versatilité des Indiens et à la stupéfaction qu’ils avaient dû éprouver en apprenant qu’il avait conversé avec son Dieu, alors qu’ils savaient fort bien que le dieu Cudouagny ne leur avait fait aucune confidence.

L’Emerillon leva ses ancres, une bonne brise de mer gonfla ses voiles et la petite caravelle se mit bravement à remonter le somptueux fleuve canadien, large comme un bras de mer entre ses rives boisées. La température de ce début d’automne était douce et rien ne faisait prévoir une tombée de neige prématurée.

Pour jouir du beau spectacle, les gentilshommes, les officiers de l’expédition et les marins qui n’étaient pas de service, s’étaient réunis à l’avant de la nef. L’agouhanna, Domagaya et Taïgnoagny, ainsi que plusieurs autres Indiens se tenaient au milieu d’eux. Les peaux-rouges avaient la tête basse, la mine craintive. A chaque instant, ils se penchaient par-dessus le bordage comme s’ils redoutaient quelque chose.

Les génies ne nous laisseront pas passer, répétaient sans cesse les Hurons. Ce sont de puissants génies et le seigneur Cartier a tort de dédaigner nos avertissements; son entêtement le perdra. Pour nous qui sommes ses amis, nous sommes prêts à mourir avec lui.

Ces propos inquiétaient les Français, Le malaise prit naissance chez les simples matelots, bretons pour la plupart, braves mais superstitieux. Les gentilshommes se laissèrent gagner par la contagion, puis les compagnons mêmes de Cartier : Claude de Pontbriant, Charles de La Pommeraye, Guillaume Le Breton, Macé Jalobert, le beau-frère de l’explorateur.

— Peut-être, murmura ce dernier dans l’oreille de Pontbriant, le commandant a-t-il commis une imprudence en s’engageant si avant dans ce pays. Il y a encore ici beaucoup de choses que nous ne connaissons pas.

La Pommeraye, bien qu’il affectât plus d’assurance, n’en était pas moins soucieux en son for intérieur.

— Evidemment, notre sainte Mère l’Eglise nous interdit de croire aux divinités barbares que redoutent ces sauvages, mais il se pourrait qu’ils appelassent génies des diables et en ce cas rien ne s’opposerait à ce que ce fût la vérité.
— D’autant, ajouta Guillaume Le Breton, ami personnel et voisin de campagne de Cartier, que la description que les Hurons m’ont faite de leurs génies ressemble singulièrement à celle de diables cornus.
— Nous en avons vu dessinés sur les parois de leurs huttes à Staclacone ; ils étaient en tout pareils à ces diables cornus dont vous parlez.

Tandis que la nervosité augmentait, Jacques Cartier, assis dans sa chambre de poupe, inscrivait les événements de ces derniers jours sur le livre de son journal. Il était en retard; l’écriture n’était pas son fait. Aussi s’absorbait-il dans sa tâche, indifférent à ce qui se passait sur le tillac, car il avait la plus entière confiance dans son pilote. 

Le jour baissait, le soleil se couchait devant la proue du navire, projetant sur le fleuve ses reflets rouges. A droite et à gauche, les ombres s’étendaient sur les forêts et les collines.

On arriva à un coude du fleuve qui, doublant un cap rocheux, s’incurvait vers le nord, Il fallut modifier la voilure. Soudain, du haut des vergues où les hommes étaient grimpés pour la manœuvre, tomba un cri d’effroi :

— Des diables cornus !

Tous les yeux se fixèrent dans la même direction : à quelques encablures en avant. du beaupré, une pirogue peinte en rouge descendait lentement le courant à la rencontre de l’Emerillon. Trois êtres également rouges occupaient l’embarcation. Des hommes! Non. Si les corps avaient bien une forme humaine, les têtes étaient celles de buffles avec leurs larges cornes recourbées.

Des mousses éclatèrent en sanglots. Les marins esquissèrent le signe de la croix, les Indiens poussèrent dus cris inarticulés.

L’embarcation rouge approchait; ses occupants, diables, génies ou quels qu’ils fussent, faisaient des gestes menaçants.

Pontbriand,gronda d’une voix rauque :

— Il faut parer à virer.
— En tout cas mettre en panne, ajouta Guillaume Le Breton.
— On ne peut pas agir sans ordres du commandant, émit La Pommeraye. 

Déjà Macé Jalobert était parti en courant prévenir Cartier. Un silence angoissé remplaça le tumulte sur le tillac; seuls, les Indiens lançaient inlassablement des clameurs inhumaines.

Le commandant parut ; son calme contrastait avec l’agitation ambiante. On l’entoura.

— Voyez, voyez, les diables cornus! Ils nous barrent la route. Ecoutez leurs mugissements; regardez-les agiter leurs mufles de bêtes.

Sans se hâter, Cartier considéra la pirogue rouge.

— Qu’est cela ? demanda-t-il à Domagaya.
— Ce sont des génies, répliqua le Huron, des génies que dieu Cudouagny a envoyés pour t’empêcher de pénétrer dans ses domaines.
— Puisque le dieu Cudouagny me traite en ennemi, répliqua le Malouin, j’agirai de même envers lui. 

Il était appuyé sur un des deux petits canons de cuivre vert qui encadraient le beaupré.

— Qu’on charge cette pièce, ordonna-t-il. Les canonniers s’exécutèrent en tremblant.

A la surprise générale, au moment où l’on approchait le boute-feu, Donnaconna se jeta aux genoux de Cartier, les mains jointes; des larmes coulaient sur son visage et dessinaient de longues traînées sur ses joues peintes. Il balbutiait des mots dans sa langue.

— Que dit-il? interrogea le capitaine.
— Il te supplie, maître, de ne pas lancer le tonnerre sur cette barque.
— Et pourquoi donc? s’écria Cartier feignant lui aussi l’étonnement. Que lui importent à lui les diables cornus? 

Domagaya répliqua d’une voix sourde :

— Ce sont ses fils.

L’explorateur fit un signe; on éloigna le boute-feu; Donnaconna se leva et agita sa couverture dans la direction de la barque. Les diables cornus cessèrent leur mimique menaçante, prirent des pagayes et se dirigèrent tout droit vers la rive.

Ni le dieu Cudouagny ni Donnaconna ne tentèrent désormais d’empêcher les Français d’atteindre Hochelaga et l’on y arriva sans avoir vu ni neige ni glace.