Les Trois Barbiers du régiment (Die drei Feldscherer) - Conte de Wilhelm et Jacob Grimm wiki

Trois chirurgiens parcouraient le monde. Ils entrèrent dans une auberge pour y passer la nuit.

— D'où viennent ces messieurs, et où vont-ils? demanda l'aubergiste.
— Nous sommes chirurgiens, nous parcourons le monde dans le but d'exercer et de perfectionner notre art, répondirent-ils.
— En ce cas, donnez-moi une preuve de votre science, reprit l'hôtelier.
— Moi, dit l'un, je vais couper ma main gauche, et demain matin je l'attacherai de nouveau au poignet.
— Moi, ajouta le second, j'ôterai mon cœur de la poitrine, et je l'y replacerai demain matin.
— J'en ferai autant de mes yeux, continua le troisième; demain matin je les remettrai dans leur orbite.

Il est bon de dire que nos trois chirurgiens possédaient un onguent si précieux, qu'il guérissait soudain toutes les blessures ; ils le portaient partout avec eux.

Au moment d'aller se coucher, ils exécutèrent leur promesse : l'un se coupa la main, et les deux autres s'arrachèrent le cœur et les yeux; ils placèrent le tout sur une assiette qu'ils remirent à l'aubergiste; celui-ci la donna à une servante, en lui recommandant de la placer dans une armoire et d'en avoir bien soin.

Or, la servante recevait souvent dans la soirée la visite d'un de ses cousins, qui était soldat. Lorsque l'aubergiste, les trois chirurgiens et tous les habitans de la maison furent endormis, le soldat arriva et demanda à manger. La fille ouvrit l'armoire, y prit quelque chose et dans son empressement oublia de fermer la porte. Elle s'assit à table à côté de son cousin et se mit à causer avec lui. Tandis que, tout au plaisir de la conversation, elle ne soupçonnait aucun malheur, le chat vint en tapinois dans la cuisine, trouva l'armoire ouverte, prit la main, le cœur et les yeux des trois chirurgiens et s'enfuit au plus vite.

Lorsqu'enfin le soldat eut terminé son repas, et que la servante, débarrassant la table, s'apprêtait à fermer l'armoire, elle s'aperçut que l'assiette que lui avait confiée son maître était vide. Dans son épouvante, s'ar dressant à son cousin:

— Hélas! pauvre fille que je suis, que faut-il que je fasse? la main a disparu; le cœur et les yeux aussi ont disparus; que me dira-t on demain? Son cousin voulant la calmer:
— Sois tranquille, lui dit-il, je saurai bien te tirer d'affaire; donne-moi seulement un couteau bien aiguisé; on a pendu aujourd'hui un voleur à la potence; je veux lui couper la main; quelle main était-ce donc?
— La main gauche.

La fille s'empressa de lui donner un couteau pourvu d'un bon tranchant; il la quitta pour un instant, alla couper la main gauche au pauvre pendu, et revint avec elle. Cela fait, il s'empara du chat, et lui arracha les yeux. Il ne manquait donc plus qu'un cœur.

— N'a-t-on point tué quelque porc aujourd'hui? demanda le soldat.
— Si, répondit la fille.
— C'est notre affaire, reprit le cousin. Il descendit dans la cave, prit le cœur du porc qui avait été tué, et l'apporta à la servante. Celle-ci mit le tout ensemble sur une assiette, qu'elle plaça dans l'armoire, et quand son cousin eut pris congé d'elle, elle alla tranquillement se coucher.

Le lendemain matin, lorsque les trois chirurgiens se levèrent, ils dirent à la fille d'aller leur chercher l'assiette qui contenait la main, le cœur et les yeux. Elle ne se le fit pas dire deux fois; le premier chirurgien prit la main du voleur et, grâce à son onguent, l'attacha sans difficulté à son poignet. Le second prit les yeux du chat et se les mit ; le troisième se plaça dans la poitrine le cœur du porc. L'aubergiste qui était présent à ces opérations, admira leur science, leur dit qu'il n'avait pas encore vu leurs pareils, et promit de vanter leurs talens à toutes ses pratiques. Peu de temps après, nos trois chirurgiens payèrent leur écot et se mirent en route.

Tandis qu'ils allaient ainsi, celui d'entre eux qui possédait le cœur de porc, ne tarda pas à quitter ses camarades pour se mettre à fouiller dans tous les coins et à flairer dans le fumier, selon la coutume des cochons. Ses camarades eurent beau le retenir par les pans de son habit, il n'en continua pas moins de suivre son penchant et de s'enfoncer au plus épais des immondices.

Le second chirurgien prit aussi une singulière posture, se frotta les yeux et dit à son compagnon:

— Qu'est-ce donc, camarade? ce ne sont pas là mes yeux ; car je ne vois pas; conduisez-moi, sans quoi je vais tomber.

Ce fut ainsi non sans peine qu'ils continuèrent leur route jusqu'au soir; alors ils trouvèrent une nouvelle auberge; ils entrèrent ensemble dans la chambre où était le comptoir et aperçurent un individu occupé à compter de l'argent. Le chirurgien qui s'était mis la main du voleur, fit deux ou trois mouvemens avec le bras, et profitant enfin d'un moment où l'individu se retournait, il mit la main sur une pile d'écus, et la ramena pleine. L'un de ses camarades le vit et lui dit:

— Que faites-vous donc? Il est honteux de voler; rougissez de votre action.
— Eh, répondit notre homme que voulez-vous? j'ai quelque chose qui me démange dans la main, et qui me force bon gré, mal gré à dérober autour de moi.

Cependant nos trois voyageurs allèrent se coucher. Lorsqu'ils furent au lit et qu'on eut emporté la lumière, ils se trouvèrent dans une obscurité profonde, si bien qu'ils n'auraient pu distinguer leur main en la plaçant devant leurs yeux. Tout à coup, celui qui avait les yeux de chat se réveilla, appela ses camarades et leur dit :

— Mes amis, regardez donc, voyez-vous ces souris blanches qui courent autour de la chambre?

Ses compagnons se levèrent, mais ils ne purent rien voir.

A la fin, notre homme reprenant la parole:

— Il se passe quelque chose d'étrange en nous; on ne nous a pas rendu ce qui nous appartenait; retournons chez l'aubergiste qui nous a trompés

En conséquence, dès le lendemain matin ils revinrent sur leurs pas, entrèrent de nouveau dans la première auberge, et se plaignirent à l'hôte de ce qu'il avait donné : à l'un une main de voleur, à l'autre des yeux de chat, et au troisième un cœur de porc. L'aubergiste allégua pour se justifier que la servante était sans doute cause de cette méprise, et il se mit à l'appeler; mais à l'aspect des trois chirurgiens victimes de son mauvais tour, elle avait pris la fuite par la porte de derrière, et elle eut bien soin de ne plus revenir. Ils s'en prirent donc à l'aubergiste et réclamèrent un dédommagement pour leur état qu'ils ne pouvaient plus exercer désormais. Celui-ci dut leur donner beaucoup d'argent, ce qui n'empêcha pas les trois chirurgiens de regretter toujours ce qu'ils avaient perdu.