Jadis fut un vilain qui, à force d’avarice et de travail, avait amassé quelque bien. Outre du blé et du vin en abondance, outre de bon argent, il avait encore dans son écurie quatre chevaux et huit bœufs. Malgré cette fortune, il ne songeait point à se marier. Ses amis et ses voisins lui en faisaient souvent des reproches ; il s’excusait en disant que, s’il rencontrait une bonne femme, il la prendrait. Eux se chargèrent de lui choisir la meilleure au moins qu’on pourrait trouver, et en conséquence ils firent quelques recherches.
À quelques lieues de là vivait un vieux chevalier veuf et fort pauvre qui avait une fille très bien élevée et d’une figure charmante. La demoiselle était en âge d’être mariée ; mais, comme le père n’avait rien à lui donner, personne ne songeait à elle. Enfin, les amis du vilain étant venus en son nom en faire la demande, elle lui fut accordée ; et la fillette qui était sage et qui n’osait désobliger son père, se vit, malgré sa répugnance, obligée d’obéir. Le vilain, enchanté de cette alliance, se pressa bien vite de conclure et fit ses noces à la hâte.
Mais elles ne furent pas plus tôt faites, que des réflexions chagrinantes survinrent et qu’il s’aperçut que, dans sa profession, rien ne lui convenait moins qu’une fille de chevalier. « Pendant que je serai au dehors, pensait-il, occupé à ma charrue ou à quelque autre travail, que deviendra ma femme, élevée à ne rien faire, et dont l’état est de rester au logis ? Je tremble d’y penser. Comment donc faire quand il n’y a plus de remède ? Si le matin avant de partir, je la battais, se dit-il à lui-même, elle pleurerait tout le reste du jour, et il est sûr que, pendant qu’elle pleurerait, elle ne songerait point à mal. Le soir, en rentrant j’en serais quitte pour lui demander pardon, et je sais bien comment il faut s’y prendre pour l’obtenir. »
Rempli de cette belle idée, il demande à dîner. Après le repas, il s’approche de la dame, et, de sa rude et lourde main, lui applique sur la joue un tel soufflet, que la marque de ses cinq doigts y reste imprimée. Ce n’est pas tout : comme si elle eût réellement manqué, il redouble de quelques autres coups et sort ensuite pour aller aux champs. La pauvrette se met à pleurer et se désole. «Mon père, pourquoi m’avez-vous sacrifiée à ce vilain ? N’avions-nous donc pas encore du pain à manger ? Et moi, pourquoi ai-je été assez aveugle pour consentir à ce mariage ! Ah ! ma pauvre mère, si je ne vous avais pas perdue, je ne serais pas malheureuse. Que vais-je devenir ? » Elle était si affligée qu’elle ne voulut écouter ni recevoir de consolations de personne, et qu’elle passa tout le jour à pleurer comme l’avait prévu son mari.
Le soir, quand il rentra, son premier soin fut de chercher à l’apaiser. C’était le diable qui l’avait tenté, disait-il. Il jura de ne jamais porter la main sur elle, se jeta à ses pieds et lui demanda pardon d’un air si pénétré, que la dame promit d’oublier tout. Ils soupèrent de la meilleure amitié et firent la paix. Mais le vilain, qui avait vu son stratagème réussir, s’était proposé de l’employer encore. Le lendemain donc, à son lever, cherchant querelle à sa femme, il la frappa de nouveau et la quitta comme la veille. Elle se crut pour le coup condamnée sans espoir à être malheureuse et s’abandonna aux larmes.
Tandis qu’elle se désespérait, entrèrent chez elle deux messagers du roi, montés sur des chevaux blancs. Ils la saluèrent au nom du monarque, et lui demandèrent un morceau à manger ; ils mouraient de faim. Elle leur apprêta aussitôt ce qu’elle avait, et pendant le repas, les pria de lui dire ou ils allaient ainsi. « Nous ne savons trop, répondirent-ils, mais nous cherchons quelque médecin habile, et nous passerons s’il le faut jusqu’en Angleterre. Demoiselle Ade, la fille du roi, est malade. Il y a huit jours qu’en mangeant du poisson, une arête lui est restée dans le gosier. Tout ce qu’on a imaginé depuis ce temps pour l’en délivrer a été sans succès. Elle ne peut ni manger, ni dormir, et souffre des douleurs incroyables. Le roi, qui se désespère, nous a dépêchés pour lui amener quelqu’un capable de guérir sa fille : s’il la perd il en mourra. — N’allez pas plus loin, reprit la dame, j’ai l’homme qu’il vous faut, grand médecin, et plus expert en maladies qu’Hippocrate. — Oh ! ciel ! se pourrait-il ! et ne nous trompez-vous pas ? — Non, je vous dis la pure vérité. Mais le médecin dont je vous parle est un fantasque, qui a particulièrement le travers de ne vouloir point exercer son talent ; et je vous préviens que, si vous ne le battez fortement, vous n’en tirerez aucun parti. — Oh ! s’il ne s’agit que de battre, nous battrons, il est en bonnes mains, dites-nous seulement où il demeure.»
La dame alors leur enseigna le champ où labourait son mari, et leur recommanda surtout de ne point oublier le point important dont elle les avait prévenus. Ils la remercièrent, s’armèrent chacun d’un bâton et, piquant vers le vilain, le saluèrent de la part du roi et le prièrent de les suivre. « Pourquoi faire ? dit-il. — Pour guérir sa fille. Nous savons quelle est votre science, et nous venons exprès vous chercher en son nom. » Le manant répondit qu’il savait labourer, et que si le roi avait besoin de ses services en ce genre, il les lui offrait, mais pour la médecine, il protesta sur sa conscience qu’il n’y entendait absolument rien. « Je vois bien, dit l’un des cavaliers à son camarade, que nous ne réussirons point avec des compliments et qu’il veut être battu. » Aussitôt ils mirent tous deux pied à terre et frappèrent sur lui à qui mieux mieux. D’abord il voulut leur représenter l’injustice de leur procédé ; mais comme il n’était pas le plus fort, il lui fallut filer doux, et, en demandant grâce bien humblement, promettre d’obéir en tout ce qu’ils exigeraient. On lui fit donc monter une des juments de sa charrue, et on le conduisit ainsi au roi.
Le monarque était dans la plus grande inquiétude sur l’état de sa fille. Le retour des deux messagers lui rendit l’espérance, et il les fit entrer aussitôt pour savoir quel était le succès de leurs recherches. Ceux-ci, après beaucoup d’éloges de l’homme merveilleux et bizarre qu’ils amenaient, racontèrent leur aventure. « Je n’ai jamais vu de médecin comme celui-là, dit le prince ; mais, au reste, puisqu’il aime le bâton et qu’il faut cela pour guérir ma fille, soit, qu’on le bâtonne. »
Il ordonna dans l’instant qu’on descendit la princesse, et faisant approcher le vilain : « Maître, lui dit-il, voici celle qu’il faut guérir. » Le pauvre diable se jeta à genoux en criant merci et jura par tous les saints du paradis qu’il ne savait pas un mot, pas un seul mot de médecine. Pour toute réponse, le monarque fit un signe, et à l’instant deux grands sergents qui étaient là tout prêts, armés de bâtons, firent pleuvoir sur ses épaules une grêle de coups. « Grâce, grâce, s’écria-t-il, je la guérirai, Sire, je la guérirai. »
La princesse était devant lui, pâle et mourante, et, la bouche ouverte, elle lui montrait du doigt le siège et la cause du mal. Il songeait en lui-même comment il pourrait s’y prendre pour opérer cette cure, car il voyait bien qu’il n’y avait plus à reculer et qu’il fallait en venir à bout ou périr sous le bâton. « Le mal n’est que dans le gosier, se disait-il : si je pouvais réussir à la faire rire, peut-être l’arête sortirait-elle. » Cette idée lui parut avoir quelque vraisemblance : il demanda donc au monarque qu’on allumât un grand feu dans la salle, et qu’on le laissât un instant seul avec la princesse.
Tout le monde retiré, il la fit asseoir, s’étend le long du feu, et de ses ongles noirs et crochus commence à se gratter et à s’étriller la peau avec des contorsions et des grimaces si plaisantes, que la princesse, malgré sa douleur, n’y peut tenir. Elle part tout à coup d’un éclat de rire, et, de l’effort qu’elle fait, l’arête lui vole hors de la bouche. Il la ramasse, court à la porte : « Sire, la voici, la voici. — Vous me rendez la vie, » s’écria le monarque transporté ; et il promit de lui donner en récompense des habits et des robes. Le vilain le remercia. Il ne demandait que la permission de s’en retourner, et prétendit avoir beaucoup à faire dans son ménage. En vain le roi lui proposa de devenir son ami et son médecin, il répondit toujours qu’il était pressé, qu’il n’y avait point de pain chez lui quand il était parti et qu’il lui fallait absolument porter du blé au moulin.
Mais, lorsqu’à un nouveau signal du prince, les deux sergents recommencèrent à jouer du bâton, lorsqu’il sentit les coups, il cria miséricorde et promit de rester non seulement un jour, mais toute sa vie si l’on voulait. On le conduisit alors dans une chambre voisine où, après lui avoir ôté ses haillons, après l’avoir tondu et rasé, on le revêtit d’une belle robe d’écarlate. Il ne s’occupait, pendant tout ce temps, que des moyens de s’échapper, et comptait que, ne pouvant toujours être gardé à vue, il en trouverait bientôt l’occasion.
Cependant la guérison qu’il venait d’opérer avait fait du bruit. À cette nouvelle, plus de quatre-vingts malades de la ville, dans l’espérance du même succès pour eux, étaient venus au château le consulter, et ils avaient prié le monarque de lui dire un mot en leur faveur. Le roi le fit appeler : « Maître, lui dit-il, je vous recommande ces gens-la, guérissez-les tout de suite, et que je les renvoie chez eux. — Sire, répondit le vilain, à moins que Dieu ne s’en charge avec moi, cela ne m’est pas possible, il y en a de trop. — Qu’on fasse venir les deux sergents, reprit le prince. » À l’approche des exécuteurs, le malheureux, tremblant de tous ses membres, demanda de nouveau pardon, et promit de guérir tout le monde, jusqu’à la dernière servante.
Il pria donc le roi de vouloir bien encore une fois sortir de la salle ainsi que tous ceux qui se portaient bien. Resté avec les seuls malades, il les arrangea tout autour de la cheminée, dans laquelle il fit faire un grand feu, et leur parla ainsi : « Mes amis, ce n’est pas une petite besogne que de rendre la santé à tant de monde et surtout aussi promptement que vous le désirez. Je ne sais qu’un moyen, c’est de choisir le plus malade d’entre vous, de le jeter dans le feu, et quand il sera consumé, de prendre ses cendres pour les faire avaler aux autres. Le remède est violent, j’en conviens, mais il est sûr, et je réponds après cela de votre guérison sur ma tête. » À ces mots, ils se regardèrent les uns les autres, comme pour examiner leur état respectif. Mais dans toute la bande il n’y avait personne étique ou enflé qui, pour la Normandie entière, eût voulu convenir alors que sa maladie était grave.
Le guérisseur s’adressant au premier du cercle : « Tu me parais pâle et faible, lui dit-il, je crois que c’est toi qui es le plus mal. — Moi, Messire, point du tout, répondit l’autre, je me sens tout à fait soulagé dans ce moment, et ne me suis jamais si bien porté. — Comment, coquin, tu te portes bien ! eh ! que fais-tu donc ici ? » Et mon homme aussitôt d’ouvrir la porte et de se sauver. Le roi était en dehors attendant l’événement, et prêt à faire bâtonner le vilain s’il fallait encore en venir là. Il voit sortir un malade : « Es-tu guéri ? lui dit-il. — Oui, Sire. » L’instant d’après, un second parait : « Et toi ? — Je le suis aussi. » Enfin, que vous dirai-je ? il n’y eut personne, jeune ou vieux, femme ou fille, qui voulût consentir à faire des cendres, et tous sortirent se prétendant guéris.
Le prince, enchanté, rentra dans la salle pour féliciter le médecin. Il ne pouvait assez admirer comment, en aussi peu de temps, il avait pu opérer tant de miracles. « Sire, répondit le vilain, je possède un charme d’une vertu sans pareille, et c’est avec cela que je guéris. » Le monarque le combla de présents ; il lui donna de l’argent et des chevaux, l’assura de son amitié, et lui permit de retourner auprès de sa femme, à condition cependant que quand on aurait besoin de son secours, il viendrait sans se faire bâtonner. Le manant prit ainsi congé du roi. Il n’eut plus besoin de labourer, ne battit plus sa femme, l’aima et en fut aimé ; mais, par le tour qu’elle lui joua, elle le rendit médecin malgré lui et sans le savoir.