Le vaisseau de feu de la Baie des Chaleurs - Conte de Tradition Orale

En 1500, Gaspar Corte-Real, navigateur portugais, vint dans ces parages. C'était un aventurier assez dépourvu de scrupules, car non satisfait de trafiquer avec les Indiens, il aborda un jour sur la côte de Gaspé, non loin, croit-on, du Cap des Rosiers où trente-quatre ans plus tard, Jacques Cartier le malouin devait prendre possession solennelle du pays.

Corte-Real invita les principaux chefs à monter sur sa caravelle. Il leur fit fête, les enivra et les pauvres malheureux ne s'éveillèrent qu'en plein océan, en route pour le Portugal, où ils furent vendus comme esclaves. Enhardi par ces succès, Gaspar revenait en 1501 pour pénétrer plus avant et jeter l'ancre sur les rives de l'île au Héron dans l'échancrure où s'élève aujourd'hui notre quai.

Un grand nombre d'Indiens s'étaient rassemblés ici, car l'île est fort giboyeuse et Corte-Real séjourna plusieurs jours, trafiquant avec les naturels qui avaient l'air sans méfiance. En réalité, ils n'attendaient que l'occasion pour venger leurs frères. Par une nuit noire, une forte troupe sauvage envahit le bâtiment, massacra tout l'équipage. Seul Corte-Real eut la vie sauve; sa mort devait être plus lente. Garrotté étroitement, il fut placé sur le roc du Héron. Là, durant trois heures, pendant que la mer assiégeait petit à petit l'écueil, on tourmenta le prisonnier de toute façon. Enfin, on l'abandonna à la minute où la marée montante venait lécher le dessus du roc. Pouce par pouce, le Portugais vit venir la mort; à la mer étale, le malheureux avait disparu.

L'été suivant, en 1502, Miguel Corte-Real, frère de Gaspar, inquiet, partit à son tour de Lisbonne et atteignit la Baie des Chaleurs. Il y retrouvait la caravelle toujours embossée au centre de l'île au Héron. Le vaisseau paraissait intact, nul être vivant sur le pont. On approcha, mais aussitôt une large troupe de canots sauvages entoura le nouveau bâtiment; comme des singes, les naturels grimpèrent à bord, massacrant une partie de l'équipage dans l'imprévu de la surprise. Le capitaine et ses hommes se ressaisirent et allèrent se barricader en arrière; ils s'armèrent en hâte, pour vaincre ou succomber.

La caravelle laissée sans direction allait à la dérive. Les blancs comprirent qu'ils étaient perdus, alors, ils firent le serment de ne pas se rendre: ils mourront ensemble. Ils viendront même promirent-ils, hanter pendant mille ans après leur mort, la Baie des Chaleurs. Ils se précipitèrent en dehors de l'arrière, surprirent les sauvages, mais, durant la rencontre, le feu s'alluma à bord. Toutes ses voiles en feu, le navire courut sur les eaux, puis disparut. Un Indien seul se sauva et c'est lui qui raconta l'histoire. 

À dater de ce jour apparut parfois le soir, voguant au gré des vagues, le vaisseau en feu, surtout la veille d'une tempête, à ce point que le dicton s'est répandu « le vaisseau de feu s'est montré, pour sûr, nous allons avoir un grain. » Effrayés par les fréquentes apparitions, les Indiens abandonnèrent l'île au Héron pour se réfugier à l'embouchure de la Baie des Chaleurs, sur les bords de la Restigouche. 

Le vieux Norvégien s'était tu. À voix basse, ses compagnons échangèrent leurs réflexions et quelques-uns affirmèrent aussitôt avoir vu déjà le vaisseau de feu. Notre chef rappela qu'à deux ou trois ans d'intervalle, la même légende, mais moins détaillée, lui avait été racontée par un pêcheur de la côte Sud. C'était cette persistance de l'apparition du vaisseau, les soirs précédant l'orage, qui lui faisait croire à un phénomène électrique. Mais il ne tenta pas d'expliquer la chose au vieil insulaire qui, je le crois bien, du reste, n'aurait voulu rien entendre.