Le dernier siège de Québec - Conte de Charles Quinel wiki

Assis dans la confortable et chaude bibliothèque de notre vieil ami Alain Dupuis, dans cette maison familiale où tout nous parlait de la France d’autrefois, nous discutions, comme d’habitude, de questions historiques concernant le Canada.

Il venait de nous parler de la chute de Québec, de l’insuccès des lieutenants de Montcalm, malgré leur réelle valeur et le remarquable courage de leurs troupes; il avait évoqué le traité de Paris de 1763, qui avait définitivement réglé le sort du Canada et sanctionné la renonciation de la France à sa grande colonie d’outre-Atlantique. Alain Dupuis avait conservé des lettres de l’époque, lettres de son aïeul Anselme, contemporain de ces événements pénibles.

Ces missives marquaient un profond découragement des correspondants d’Anselme Dupuis, officiers ou colons, et exprimaient toutes la volonté de leurs signataires de rentrer dans la métropole et de vendre, le moins mal possible, ce qu’ils possédaient dans la Nouvelle-France.

— Mon aïeul, dit M. Alain Dupuis, ne suivit pas cet exemple. Il s’était profondément attaché à sa seconde patrie. Il estimait que, quelles que fussent les circonstances politiques, les Français du Canada pourraient continuer à y jouer un rôle important; que le devoir des gens instruits, fortunés, était de demeurer afin de soutenir et de défendre les pauvres colons qui, eux, étaient bien obligés de rester à la colonie, n’ayant rien qui les attendît chez eux. Je crois, ajouta notre hôte, qu’un autre sentiment retenait les hommes qui, tel Anselme Dupuis, n’abandonnèrent pas le Canada.
— Quel sentiment?
— L’espoir. Il leur paraissait invraisemblable que la France renonçât à jamais à tine aussi superbe possession. Ils s’attendaient, en dépit des actes officiels, à voir reparaître un beau matin ceux que l’on appelait « les bonnes gens », c’est-à-dire les Français de France. Et puis, les années passèrent...

L’un de nous interrogea le maître de la maison :

— Comment se fait-il que le Canada n’ait pas profité, ou tout au moins cherché à profiter, de la guerre de l’indépendance menée par la Nouvelle-Angleterre avec l’appui du roi de France? Le traité de Paris n’est que de 1763, l’insurrection américaine commença 1774. L’affection si étroite qui avait uni le Canada la France n’a pas dû s’effacer en onze ans.

Alain Dupuis sourit :

— Vous avez tout à fait raison; il faut avoir étudié de très près les documents que l’on possède de l’époque pour comprendre ce qui parait être une contradiction entre les sentiments des Canadiens et leur attitude vis-à-vis de la république en formation.
— Les Anglais avaient-ils donc su, en si peu de temps, inspirer de l’amitié à leurs nouveaux sujets?
— En aucune façon. J’en parlais récemment avec un Anglais d’Angleterre et il était entièrement de mon avis. Durant les premières années de l’occupation britannique, le Royaume-Uni avait accumulé toutes les maladresses et les injustices propres à lui aliéner le cœur de gens déjà assez mal disposés à son égard. Les colons étaient malmenés par des fonctionnaires qui ne représentaient certes pas ce que l’Angleterre avait de mieux chez elle. Le grand chef de la magistrature, un certain Gregory, avait été tiré de prison pour être envoyé chez nous. On menait la guerre contre notre langue; on imposa le serment du test qui bafouait nos sentiments religieux. Quand éclata le soulèvement de la Nouvelle-Angleterre, Londres se hâta de faire machine en arrière, de supprimer le test et de nous accorder satisfaction et « bienfaits ». Arrivés trop tard, ils n’eurent pas le temps de produire leur effet.
—Alors quels motifs voyez-vous à l’attitude du Canada à la fin du dix-huitième siècle?
— Il faut vous dire, tout d’abord, que cette attitude hostile à l’insurrection ne fut pas générale; il se trouva au Canada un parti très favorable aux « insurgents », à ceux que l’on appelait les Bastonnais. Chose curieuse, ce parti comprenait des colons d’origine britannique ou des marchands authentiquement anglais, qui croyaient au succès des rebelles et qui jouaient leur carte. Quant aux colons français de vieille souche, ils avaient en eux un fonds de loyauté tel qu’il leur eût répugné de fraterniser avec des insurgés contre le pouvoir légitime sanctionné par les traités. Voilà pourquoi mon grand-père, avec tant d’autres de ses compatriotes, demeura fidèle an drapeau britannique.

Dès 1774, les Bastonnais cherchèrent des appuis en deçà de notre frontière; ils étaient convaincus que le pays se soulèverait contre ses maîtres, tout au moins la partie canadienne-française. Deux généraux, Montgomery et Arnold, avec des troupes faibles en nombre mais extrêmement courageuses, marchèrent sur Québec que défendait le général Carleton.

Beaucoup de colons accoururent pour offrir leurs services au général anglais. Celui-ci se méfiait d’eux. Il pensait que, s’il acceptait ces auxiliaires, ceux-ci, plus nombreux et mieux aguerris que ses troupes régulières, seraient les véritables arbitres de la bataille et pourraient, le cas échéant, se tourner contre lui. Il éconduisit donc les volontaires, persuadé au fond que les Bastonnais, bien qu’ils se fussent déjà rendus maîtres de Montréal, n’oseraient pas l’attaquer.

Ils osèrent. Un beau matin Montgomery et Arnold se présentèrent ensemble devant la place. Ils n’avaient pour ainsi dire pas de canons et seulement de petites pièces de campagne. L’artillerie de Carleton, au contraire, était redoutable.

Les insurgents, avec leurs vêtements en loques, manquant de tout, mirent le siège devant la ville. Carleton était intimement convaincu que, lorsque la plaisanterie aurait duré assez longtemps, il n’aurait qu’à effectuer une sortie et que les Bastonnais s’enfuiraient comme une volée de moineaux.

La confiance de Carleton fut mise à une rude épreuve. Des gens du pays vinrent l’avertir que les Américains s’étaient emparés de onze navires chargés de ravitaillement et que, grâce à cela, ils étaient pourvus de vivres, de munitions et même d’artillerie. Des déserteurs l’avisèrent d’autre part que Montgomery préparait une attaque pour le lendemain. Le lendemain passa, les Américains ne bougèrent pas; Carleton reprit sa quiétude.

Le 31 décembre, par un froid glacial, les troupes dormaient dans leurs casernes — sauf quelques sentinelles et des petits postes — et le général anglais reposait dans son lit. Il était cinq heures du matin. Un officier secoua le général :

— Monsieur, les Bastonnais ont pénétré dans la ville face à l’endroit qu’on appelle le Saut-aux-Matelots.

Carleton ouvrit les veux et grogna :

— Ce n’est pas possible!
— Cela est. Le capitaine Mac Leod qui commandait la garde de la basse ville a été fait prisonnier avec ses hommes sans qu’un seul coup de fusil ait été tiré. Ecoutez les cloches.

En effet toutes les cloches de Québec s’étaient mises à sonner le tocsin.

Des étudiants, dont était mon grand-père — c’est ainsi que je connais les faits par tradition de famille — prirent d’eux-mêmes les armes et, avec l’impétuosité de la jeunesse, s’élancèrent dans la ville basse. Ils arrivèrent au Saut-aux-Matelots sans avoir rencontré d’ennemis. Tout comme le général, ils eurent l’impression que la nouvelle de l’entrée des Bastonnais était fausse. Au moment où ils débouchaient sur une place, ils entendirent s’élever de tous côtés des cris de « Vive la liberté ». Dans l’aube naissante, des ombres se détachaient sur la neige blanche. Les Américains cernèrent les étudiants, les désarmèrent et les envoyèrent prisonniers hors de la ville.

Mon grand-père et plusieurs de ses amis parvinrent à s’échapper. Ils remontèrent en hâte jusqu’à la place d’Armes dans la haute ville et ils trouvèrent Carleton en train de rassembler la garnison. Ils firent leur rapport qui fut bientôt confirmé par ceux des habitants de la ville basse qui avaient réussi à tromper la surveillance des Américains. Cette fois, le général anglais était convaincu. Il fit battre à la milice. En un clin d’œil tout le monde fut sur pied; des hommes en armes sortaient des maisons, accouraient sur la place. Maintenant Carleton ne nourrissait plus de préjugés contre les Canadiens; il mettait au contraire en eux son ultime espoir.

Mes amis, leur cria-t-il, je compte sur vous; l’instant est venu de montrer votre courage.

Les miliciens d’un côté, les réguliers de l’autre, marchèrent vers le Saut-aux-Matelots. Les Bastonnais avaient encore progressé; ils s’étaient retranchés dans plusieurs maisons dont ils avaient fait des redoutes; les rues étaient coupées par des barricades. Le jour était levé et l’on reconnaissait les insurgents à la pancarte qu’ils avaient fixée à leur chapeau et sur laquelle étaient écrits ces mots : « Vive la liberté ».

La vue des miliciens et des soldats de la garnison inspira de la prudence aux Bastonnais qui arrêtèrent leur marche pour se consolider sur leurs positions. Miliciens et soldats réunis parvinrent à déblayer les rues, à forcer les barricades, mais il restait les maisons fortifiées qui constituaient des points de résistance et de dangereux nids de tirailleurs. L’une de ces maisons était particulièrement bien défendue; les différentes troupes qui avaient tenté de s’en emparer avaient dû reculer sous le feu qui partait de ses fenêtres.

Mon grand-père se trouvait avec M. Lawse qui commandait un détachement de soldats et de volontaires. Lawse était entêté; son entêtement cependant ne pouvait rien contre une position aussi fortement armée.

Mon grand-père lui suggéra un stratagème qui nécessitait beaucoup de hardiesse et qui pouvait réussir.

M. Lawse fit retirer ses hommes dans les rues avoisinantes. Seul, avec Anselme Dupuis, il fit le tour de la maison et il parvint — ils étaient tous les deux jeunes et agiles — à s’y glisser par une fenêtre de la façade postérieure qui, donnant sur les remparts, n’était pas gardée. Le tout n’était pas d’être dans la place, il fallait y donner, accès au détachement.

Lawse et son acolyte essayèrent de s’orienter dans cette grande bâtisse. Ils ne tardèrent pas, du reste, à être découverts et amenés dans une salle où se trouvaient en conférence plusieurs officiers américains. Les officiers, outrés de tant d’audace, s’élancèrent l’épée à la main sur les intrus. Lawse ne se démonta pas; il déclara aux Bastonnais qu’il avait douze cents hommes sous ses ordres et que, s’ils ne se rendaient pas à l’instant, tous ceux qui occupaient la maison seraient impitoyablement passés par les armes.

Une telle assurance frappa les Américains. L’un d’eux alla à la fenêtre. Le détachement dissimulé dans les rues avoisinantes était revenu, mais il était loin de compter douze cents hommes.

Ce n’est qu’une faible partie de mon monde, proclama avec aplomb Lawse; les autres se tiennent à l’abri, n’attendant qu’un signal pour donner l’assaut.

Les officiers crurent cette fable et ils se rendirent prisonniers.

Le combat dans la ville basse dura une partie du jour. D’échec en échec, les Bastonnais furent contraints de se retirer et l’on peut dire que si Québec fut sauvé, le mérite en revient pour une grande part, aux Canadiens.