Miss Touche-Tout - Conte de Jean-Nicolas Bouilly wiki

Rien ne prouve autant la petitesse d’esprit et le défaut d’éducation que cette ridicule manie qu’ont certaines jeunes personnes de toucher à tout ce qui se trouve sous leurs mains, à tout ce qui s’offre à leurs regards. C’est une inquisition qui fatigue ; c’est une indiscrétion qui blesse. Il n’est pas de défaut plus commun, et qui peut-être expose à plus d’humiliations et de responsabilité. J’en ai vu plusieurs exemples frappants que je me fais un devoir d’offrir à mes petites amies, pour les préserver des suites fâcheuses de cette habitude, à laquelle on se livre sans y songer, et pour les maintenir dans cette prudence de tous les instants, dans cette publique retenue que la nature impose à leur sexe, et sans lesquelles une jeune fille, quelque bien née, quelque intéressante qu’elle puisse être, perd ce qu’elle avait de plus précieux au monde, ses droits à la considération publique. 

Mélina de Montbreuil avait été privée, dès l’âge le plus tendre, de la femme de bien dont elle reçut le jour. Son père, d’une tendresse aveugle, et que ses hautes fonctions dans la magistrature retenaient souvent séparé de sa fille, la confiait aux soins et à la surveillance d’une vieille institutrice trop indulgente, et dont l’élève avait contracté plusieurs habitudes que réprouvent les convenances sociales, celle entre autres de porter une main indiscrète à tout ce qui frappait sa vue, excitait sa curiosité. Entrait-elle dans un appartement, elle soulevait les vases d’albâtre ou de porcelaine placés sur des consoles, sur la cheminée ; elle posait le doigt sur les aiguilles d’une pendule, sans songer qu’elle en arrêtait le mouvement ; elle débouchait des flacons posés çà et là, en exprimant son goût ou son aversion pour les différentes odeurs qu’ils renfermaient. Se trouvait-elle devant une bibliothèque, elle prenait tour à tour les livres dont la reliure la flattait le plus, et en lisait le titre, en examinait les gravures, et les jetait ensuite au hasard, sur différents rayons où ils n’avaient plus le rang qui leur était assigné : ce qui forçait à remettre tout en ordre. Apercevait-elle sur un métier à broder quelque ouvrage, fruit d’une longue patience, elle essayait de faire plusieurs points, que la brodeuse était obligée de recommencer. Une dame de sa connaissance, une de ses jeunes amies, paraissait-elle avec un nouveau collier de pierreries, elle y portait souvent ses doigts couverts de poussière, et à l’instant même elle en ternissait tout l’éclat. À table, elle touchait à tous les mets qu’elle pouvait atteindre, et, sous prétexte de choisir un fruit, elle déflorait par ses attouchements indiscrets tous ceux que contenait la corbeille, et, par cette inconvenance, elle en dégoûtait ses voisins. Entrait-elle dans un magasin de modes ou d’objets d’art pour faire quelques emplettes, elle bouleversait tout, et, plus d’une fois, son irrésistible manie lui avait fait altérer plusieurs marchandises importantes dont elle s’était vue forcée de restituer le prix. Aussi, dans les cercles qu’elle fréquentait, dans toutes les maisons où elle était admise, lui avait-on donné le nom de miss Touche-Tout, titre en parfaite analogie avec l’habitude qu’elle ne pouvait vaincre et la prétention qu’elle avait de parler souvent la langue anglaise, bien que jamais elle n’eût pu en saisir la prononciation. 

M. de Montbreuil n’était pas plus à l’abri que tout autre des indiscrétions de miss Touche-Tout. Tantôt elle s’emparait de la chevelure de son père, sous prétexte de lui donner une forme plus analogue à sa figure vénérable ; tantôt elle étalait son jabot, afin de mieux en prononcer les plis ; elle renouait sa cravate, désirant en faire disparaître le double noeud gothique, et l’enlacer à l’anglaise ; tantôt, enfin, elle substituait à la chaîne de sa montre un noeud de ruban qu’elle renouvelait tous les mois, mais auquel plus d’une fois elle oublia d’attacher la clef, que son père cherchait vainement le soir, et qui se trouvait égarée. Le célèbre magistrat supportait avec patience toutes ces familiarités et les contrariétés qu’elles lui faisaient éprouver : il attribuait à l’amour filial ce qui chez Mélina n’était qu’une indomptable manie. 

Mais, quelle que fût son indulgence, il ne pouvait douter que sa fille ne devint chaque jour plus insupportable, dans les différentes réunions où il la présentait. Sans cesse il entendait répéter : « Miss Touche-Tout vient de déchirer le voile d’Angleterre de madame une telle. – Elle a cassé la bonbonnière de celle-ci, laissé tomber la lorgnette de celui-là. – Miss Touche-Tout vient d’effacer un oeil du portrait en miniature de mademoiselle une telle, en y portant son doigt rempli de noir d’ivoire. – Miss Touche-Tout a laissé tomber un cornet d’encre sur un morceau de musique écrit de la main de Boïeldieu : la jeune Anaïs, à qui elle appartenait, en pleure de dépit... » Enfin, il n’était aucun désappointement, aucun événement fâcheux, que ne causât l’habitude funeste de la jeune de Montbreuil. On redoutait à tel point son arrivée ou sa présence dans un cercle, que toutes les jeunes demoiselles qui portaient un châle de prix, un chapeau frais, une écharpe nouvelle, les quittaient aussitôt que miss Touche-Tout paraissait, afin de les soustraire à ses atteintes malencontreuses. Mais elle s’en vengeait sur la ceinture de celle-ci, sur les anneaux de celle-là, sur le peigne à l’espagnole d’une troisième, sur les bracelets à la grecque d’une quatrième ; il n’était, en un mot, aucune personne qui pût se soustraire à l’obsession de Mélina. 

M. de Montbreuil résolut donc de mettre un terme à ce défaut, qui devenait, en quelque sorte, une calamité publique. Malgré l’importance de ses fonctions et l’austérité de son caractère, il conçut le projet de faire tourner contre elle-même l’habitude fâcheuse de sa fille, et de la rendre, à son tour, victime de cette ridicule manie qui devait nécessairement la conduire à quelque maladresse. 

Il s’était aperçu que Mélina, pendant son absence, venait souvent exercer son inquisition dans son cabinet de travail, et, sous prétexte d’y mettre elle-même tout en ordre, portait sa main avide sur les objets les plus précieux. Il substitua d’abord un mélange d’alcali et d’assa-foetida à l’eau de Portugal que contenait un des flacons de cristal posés sur sa cheminée, et que Mélina ne manquait jamais de déboucher lorsqu’elle venait souhaiter à son père le bonjour du matin. Il espérait que cette première épreuve ferait quelque impression sur sa fille, et l’empêcherait de toucher dorénavant à tous les vases ou cristaux qui se trouveraient sous sa main. En effet, la maniaque incurable entre dans le cabinet de son père, l’embrasse avec l’effusion de la tendresse filiale, touche à tous les bronzes, à tous les marbres qui couvrent son bureau de travail, prend l’une après l’autre cinq à six plumes qu’elle essaie machinalement sur un papier de rebut, et se tache les doigts d’encre, verse à plusieurs reprises le sable bleu que renferme la poudrière, et dont elle laisse tomber une partie dans l’encrier ; de là, gagne la cheminée, débouche un premier flacon contenant de l’eau de Cologne qu’elle respire avec délices ; débouche enfin le second flacon, et, croyant aspirer l’eau du Portugal, elle éprouve une suffocation subite qui lui soulève le coeur. Cependant elle garde le silence, et ne se plaint aucunement de ce changement d’odeur, qu’elle attribue à l’usage qu’avait son père d’employer des spiritueux pour se délasser de la tension d’esprit qu’exigeaient ses hautes fonctions. Celui-ci, de son côté, feignit de ne point s’apercevoir de la mésaventure de sa fille, et se promit de la mettre à une seconde épreuve. 

Mélina montrait pour les araignées la plus grande aversion. Elle avait la folie de regarder ces animaux, d’un instinct remarquable et susceptible d’être apprivoisés au degré le plus étonnant, comme des monstres infectés d’un poison mortel, et dont la piqûre était incurable. Il ne se passait pas de jour qu’elle ne jetât des cris affreux en voyant cet ingénieux insecte tendre ses toiles pour prendre les vermisseaux dont il fait sa nourriture ordinaire, ou descendre du plafond au bout d’un fil qu’il dévide entre ses pattes avec une adresse et une vivacité qu’il est impossible de décrire, et s’en servir avec la même célérité pour remonter à sa retraite. Vainement M. de Montbreuil avait essayé de prouver à Mélina que ces insectes, loin de faire aucun mal, sont susceptibles d’un attachement fidèle et d’une sensibilité profonde. Il lui citait à ce sujet l’exemple d’un malheureux prisonnier d’État mort de chagrin de ce que le geôlier, en entrant dans son cachot, avait écrasé une grosse araignée qui, depuis plusieurs années, était l’unique société, la consolation de cet infortuné, venait à sa voix sur son épaule, sur ses genoux, et prenait de sa main les miettes de pain que, pour elle, il avait prélevées sur ses modiques aliments. M. de Montbreuil ajoutait à ce fait historique ceux rapportés par plusieurs autres naturalistes, qui, souvent, avaient attiré un grand nombre d’araignées par les doux sons d’un instrument sur lequel on les voyait descendre, tressaillir, et tomber en quelque sorte dans une extase qui les mettait sans force et sans défense. Mais, quelque intéressants que fussent ces récits fidèles, Mélina n’avait pu surmonter son antipathie ; et son père, désirant à la fois l’en guérir et faire enfin cesser cette insupportable manie qui la rendait la fable de sa société habituelle, renferma dans une tabatière d’écaille qu’il avait auprès de lui, sur son bureau de travail, la plus grosse araignée qu’il put se procurer. Mélina, selon son habitude, après avoir soulevé les marbres qui couvrent divers papiers sur le bureau de son père, après avoir lu les titres de plusieurs gros livres qui l’entourent, ouvre par distraction la tabatière, et pousse un cri perçant à la vue de l’insecte qui s’enfuit, aussi effrayé qu’elle. M. de Montbreuil feint de ne rien entendre, et continua l’examen des pièces d’un procès soumis à son jugement, et pour lequel son immuable impartialité lui prescrivait de prendre tous les renseignements qui pouvaient éclairer sa justice. Ce silence affecté du plus tendre des pères convainquit sans peine miss Touche-Tout qu’il avait lui-même dirigé cette nouvelle épreuve, et que, las de lui faire des remontrances sur son insatiable manie, il avait projeté de l’en guérir par des émotions fortes qui resteraient gravées dans son souvenir. Loin de proférer la moindre plainte sur la frayeur qu’elle vient d’éprouver, elle se jette dans les bras de M. de Montbreuil, fond en larmes, et lui exprime, par le regard le plus expressif, la résolution qu’elle a prise de se corriger. 

En effet, à partir de cette épreuve, Mélina parut avoir renoncé pour jamais à ce besoin si fâcheux de toucher à tout ce qui se trouvait à sa portée. C’était surtout pour les tabatières et les flacons de cristal qu’elle avait conçu une aversion invincible. On remarquait déjà qu’elle était moins indiscrète qu’à l’ordinaire, et que souvent, entraînée par cette habitude d’enfance qu’il est si difficile de vaincre, elle s’arrêtait tout à coup, et parvenait, non sans efforts, à la réprimer. Son père était ravi de cette cure, qu’il croyait radicale ; et, bien qu’il lui en eût coûté d’exposer aux regards de sa fille l’insecte qui l’effrayait le plus, et de lui avoir causé une suffocation par l’échange opéré dans le flacon d’eau de Portugal, il s’applaudit de ses essais, et jouit pendant quelque temps du succès qu’il avait obtenu. 

Mais un penchant enraciné dès l’enfance est comme une plante vénéneuse qui repousse imperceptiblement sous les fleurs qui la couvrent. Cela nous apprend que nous ne saurions extirper de trop bonne heure les germes de nos mauvais penchants, et que plus nous tardons, plus ils sont invétérés dans nos coeurs, dont alors nous ne pouvons les arracher que par des secousses violentes qui souvent influent sur toute notre existence. 

Mélina, fille unique d’un excellent père, d’un magistrat justement honoré, Mélina, seule héritière d’une honnête fortune, douée de qualités aimables, et n’ayant qu’un seul défaut dont tout annonçait qu’elle était corrigée, voyait luire pour elle le plus brillant avenir, et l’assurance d’être placée dans le monde d’une manière analogue à ses goûts. Encore quelques années, et son sort serait uni à celui de quelque jeune magistrat ou de quelque avocat célèbre qui la placerait dans cette classe sociale où l’on jouit des avantages de l’aisance et d’une considération distinguée. Mais, hélas ! il faut si peu de chose pour faire tourner la roue de la Fortune, et les fautes les plus simples en apparence ont quelquefois des résultats si fâcheux ! 

Mélina, quoique guérie à l’extérieur de cette habitude qui lui avait attiré le pénible surnom de miss Touche-Tout, s’y abandonnait quelquefois encore dans la vie privée. M. de Montbreuil s’était aperçu depuis quelque temps qu’on avait dérangé les papiers qui couvraient son bureau de travail. Il lui semblait aussi que les pastilles de menthe, que renfermait sa bonbonnière, étaient singulièrement diminuées. En un mot, il fut convaincu que sa fille, parvenue à réprimer aux yeux du monde sa ridicule manie, s’y livrait encore en secret, et qu’elle était loin d’être guérie. « Il me faudra donc, se disait ce tendre père, employer de fortes épreuves, frapper les sens de Mélina par de vives émotions. Oh ! que cela me répugne, me désespère ! et que je me repens de n’avoir pas sévi de bonne heure contre ce penchant, devenu peut-être incurable ! Ah ! je le sens, mais trop tard, l’excès d’indulgence est une faute grave, et les parents sont responsables du mal que font leurs enfants, et dont ils n’ont pas eu la force de détruire le premier germe. 

Un procès d’une haute importance fut soumis à la décision du tribunal que présidait M. de Montbreuil. Il s’agissait d’une somme de cent soixante mille francs qu’un faiseur d’affaires très renommé prétendait avoir payée à un de ses clients, honnête négociant, père de famille, et dont c’était presque toute la fortune. Celui-ci niait avoir reçu la somme, bien qu’un acquit, d’une forme assez équivoque, et qu’il prétendait lui avoir été surpris par son adversaire, semblât militer en faveur de ce dernier. Les avocats les plus renommés avaient montré, dans ce débat célèbre, tout ce que le savoir et le talent ont de persuasif ; et les juges qui devaient prononcer étaient partagés d’opinions. Les uns, entraînés par la réputation de probité dont n’avait cessé de jouir le négociant, voulaient le faire triompher et se contenter de son serment qu’il n’avait point reçu la somme ; les autres, rigoureux observateurs de la loi, prétendaient que l’acquit présenté par l’homme d’affaires, n’étant point argué de faux, devait faire pencher la balance de la justice en faveur de ce dernier. Dans cette occurrence, la voix du président devait décider la question, et M. de Montbreuil, voulant apporter dans cette cause les lumières de l’impartialité qui la caractérisait, ordonna, pour prononcer l’arrêt définitif, un délai de quinzaine. 

Pendant ce temps, un heureux hasard permit que l’avocat du négociant découvrit un écrit particulier, de la main de l’homme d’affaires, qui prouvait évidemment l’impossibilité où il s’était trouvé jusqu’alors d’acquitter les cent soixante mille francs. Cette pièce importante fut confiée à M. de Montbreuil, qui devait faire un nouveau résumé du procès, et qu’il s’était chargé de présenter lui-même aux juges pour éclairer leur conscience. 

On était alors au milieu de l’hiver. Le digne magistrat, la veille du jour où devait être prononcé l’arrêt, avait examiné de nouveau les pièces qui lui avaient été communiquées, et dont la première sur le dossier était l’écrit qui, selon lui, devait jeter un grand jour sur cette cause. Après avoir pris toutes les notes nécessaires pour appuyer son opinion et s’être bien pénétré des moyens respectifs des deux adversaires, il pose sur son bureau ce dossier assez volumineux, et met dessus un bronze représentant le buste de d’Aguesseau, dont il avait depuis peu de jours fait l’emplette. 

Mélina, selon son usage, entre et vient offrir à son père le salut du matin : le buste frappe ses regards, et, cédant à son ridicule penchant, elle le prend, en admire le travail. Dans ce moment même, un domestique ouvre brusquement la porte d’entrée ; le vent, qui souffle avec violence, fait voler en l’air plusieurs papiers, et l’écrit important, lancé vers la cheminée, est soudain réduit en cendres. « Qu’as-tu fait, malheureuse ! s’écrie M. de Montbreuil à sa fille, qui tient encore le buste, qu’elle examine. – Quoi donc, mon père ? – Ton indomptable manie est cause d’une perte irréparable qui va peut-être causer la ruine d’une honnête famille. » Il lui explique, à ces mots, ce que contenait le papier que le feu vient de consumer, et s’abandonne à tous les regrets que lui fait éprouver ce fatal événement. 

C’est en vain que Mélina cherche à s’excuser sur l’entrée inattendue du domestique et sur le courant d’air qu’elle a produit : elle est forcée d’avouer que c’est cette maudite habitude de porter la main à tout ce qui frappe ses regards qui lui a fait soulever le buste de d’Aguesseau, dont l’ombre tutélaire semblait prendre encore la défense de l’opprimé. Elle reconnaît enfin qu’elle a mis son père dans la position la plus critique où puisse se trouver un premier magistrat. Elle veut toutefois partager la souffrance qu’il éprouve ; mais un signe impératif lui ordonne de se retirer. Elle rentre chez elle, inquiète, égarée, et se livre à toutes les réflexions que faisait naître une aussi pénible circonstance. 

Il lui fut impossible d’aborder son père pendant toute la journée. Le lendemain matin, elle voulut aller lui offrir ses devoirs accoutumés ; l’entrée du cabinet lui fut interdite. Elle apprit par le même domestique, complice innocent du malheur arrivé la veille, que M. de Montbreuil avait passé la nuit dans la plus vive agitation, et que ces paroles s’échappaient à tout moment de ses lèvres tremblantes : « Ne pouvoir plus rendre le dépôt qui m’était confié !... Causer la ruine, le désespoir d’une honnête famille !... Mélina !... Mélina !... que tu me fais de mal ! » Ces mots, fidèlement rapportés pas le domestique, jetèrent miss Touche-Tout dans un douloureux abattement. Oh ! quel retour elle fit sur elle-même ! Avec quelle résolution elle se promit de rompre pour jamais avec cette manie qui mettait son père dans un embarras si cruel ! Mais il n’était plus temps : le mal qu’elle avait fait allait retomber sur elle-même. 

Cependant l’audience solennelle va avoir lieu. Un nombreux concours de monde s’est formé de bonne heure au palais de justice. L’honnête négociant, placé derrière son avocat, fait remarquer sur sa figure la sécurité de la bonne foi, la certitude de triompher. Son adversaire est plus inquiet, plus agité. Tous les regards se portent sur l’un et l’autre ; mais c’est sur le premier que semblent s’arrêter ceux de l’intérêt public. Il est toujours, dans les causes importantes, une espèce de jugement précurseur qui venge l’innocence opprimée ; et c’est pour cela qu’on a dit : « La voix du peuple est la voix de Dieu. » 

Après une longue délibération, dans laquelle avait eu lieu un violent choc d’opinions, les juges reviennent prendre leurs places. M. de Montbreuil est pâle, son regard semble égaré. Il se fait un grand silence, et ce magistrat, si universellement honoré, prononce d’une voix faible et tremblante l’arrêt qui condamne le négociant, et décharge le faiseur d’affaires du paiement des cent soixante mille francs. Un murmure sourd et improbateur se fait entendre dans le prétoire. Ce qui surprend et confond l’avocat du condamné, c’est que le président, dans les divers considérants sur lesquels l’arrêt est basé, n’ait point parlé de l’écrit important qui lui avait été confié, et qui devait être d’un si grand poids dans la balance de la justice. Le négociant ne sait lui-même à quoi attribuer un pareil silence ; et, comme le malheur rend défiant et soupçonneux, il allait accuser tout haut l’honorable magistrat, lorsqu’un huissier vient lui annoncer que M. le président l’attend dans son cabinet avec son avocat. Ils s’y rendent tous les deux. À leur aspect, M. de Montbreuil dit au condamné, dont il serre la main avec l’expression du regret et d’une profonde estime : « Monsieur, je viens de remplir le devoir sacré d’un magistrat soumis à l’empire de la loi ; il m’en reste un autre non moins important que la probité m’impose : je vous attends chez moi demain matin à dix heures avec votre digne défenseur, comme vous sans doute étonné de ma conduite ; peut-être ne la blâmerez-vous plus lorsque vous en connaîtrez les motifs. » 

M. de Montbreuil se rend chez lui, tout occupé de son projet. Vainement Mélina lui fait des questions sur le sort de l’honnête négociant, il ne lui répond que par un soupir douloureux et des regards de commisération. Au dîner, il ne peut prendre la moindre nourriture, s’absente toute la soirée et ne rentre que fort tard. Sa fille l’attendait avec impatience, inquiétude ; elle le trouve moins sombre ; elle sent même qu’il lui presse la main ; enfin il lui dit d’une voix pénétrante et d’un ton paternel : « Demain matin, à dix heures, tu sauras tout le mystère. » 

Elle se rendit à l’heure indiquée au cabinet de son père, dont elle reçut un baiser en échange de celui qu’elle déposa sur son front vénérable. Bientôt fut introduit le condamné de la veille, accompagné de son avocat. Ce magistrat les fait asseoir et ordonne à sa fille de raconter elle-même avec fidélité l’effet de sa fatale imprudence. Mélina, d’une voix altérée et d’un air confus, apprend au négociant par quel événement étrange l’écrit important qui, seul, pouvait le faire triompher, était devenu la proie des flammes ; et le magistrat ajoute alors avec dignité : « Que pouvais-je faire, Messieurs, en pareille circonstance ? Révéler l’indiscrétion de ma fille et l’anéantissement de l’écrit, c’eût été me donner un ridicule sans opérer une conviction légale ; un titre, en justice, ne peut être combattu que par un autre titre. J’ai donc préféré m’en tenir à l’austérité de la loi, et j’ai eu le douloureux courage de condamner un homme de bonne foi... Mais, comme l’écrit incendié vous eût ramené sans doute un grand nombre de suffrages, et que ce titre unique se trouve anéanti par ma faute ou par celle de ma fille, je vous restitue, Monsieur, la somme qui vous appartient. Voici cent soixante billets de caisse et deux de plus pour les frais du procès auquel vous avez été condamné. Le refuser, ce serait faire le malheur de ma vie, ce serait méconnaître le caractère d’un magistrat qui deviendrait indigne de réprimer les torts de ses justiciables, s’il ne savait pas lui-même réparer les siens. » 

L’avocat et son client se retirèrent, après avoir exprimé leur reconnaissance et leur admiration au respectable président. Celui-ci, resté seul avec sa fille, reçut d’elle la plus vive approbation du sacrifice qu’il venait de faire. Mais elle n’en mesurait pas encore toute l’étendue. En effet, ces cent soixante mille francs absorbaient la fortune entière de M. de Montbreuil ; il ne restait plus à Mélina que celle de sa mère, devenue très modique par des pertes imprévues. Il fallut donc s’imposer de pénibles privations. M. de Montbreuil, pour soutenir son rang de premier magistrat, fut forcé de faire de grandes réformes dans sa maison. Mélina n’eut plus de femme de chambre, et se vit obligée de vaquer elle-même à l’entretien du linge, à tout ce qui composait sa toilette. Plus de maître d’anglais, de harpe et de dessin ; plus de riche parure et de voiture à ses ordres. Il lui fallut aller à pied et paraître simplement vêtue dans les cercles nombreux où jusqu’alors elle s’était montrée si brillante. Blessée de la froideur des uns, piquée des plaisanteries mordantes des autres, elle se retira tout à fait du monde, et se vit réduite à un isolement dont son amour-propre eut beaucoup à souffrir. 

Ce fut alors qu’elle connut toute l’énormité de sa faute ; ce fut alors qu’elle sentit combien peut devenir dangereux et funeste un défaut qui nous paraît léger en apparence, et dont nous négligeons de nous corriger. Jeune fille, qui ne croyez pas que la manie la plus simple puisse avoir de fâcheux résultats, et qui riez de pitié lorsqu’on vous en avertit, voyez la pauvre Mélina, bonne au fond et seulement étourdie, presque ruinée, possédant à peine le strict nécessaire à la mort de l’auteur de ses jours, isolée, rongée de remords, sans consolations peut-être... N’oubliez pas miss Touche-Tout.