La Chatte de Constantin le Fortuné - Conte de Giovanni Francesco Straparola wiki

Facétieuses nuits de Straparole de Caravage, XI.

Il y avait en Bohême une femme nommée Soriane, qui était fort pauvre et qui avait trois fils. Le premier s’appelait Dusolin, le deuxième Tésiphon et le troisième Constantin le Fortuné. Cette femme n’avait au monde pour subsister que trois choses : une huche où elle pétrissait le pain, un tour sur lequel elle tournait la pâte, et une chatte.

Comme elle était chargée d’ans et qu’elle sentait venir la mort, elle fit son testament et laissa la huche à Dusolin, son fils aîné, le tour à Tésiphon et la chatte à Constantin.

La mère morte et enterrée, les voisins empruntaient, selon qu’ils en avaient besoin, tantôt la huche, tantôt le tour, et, connaissant la pauvreté des orphelins, ils leur faisaient une galette que Dusolin et Tésiphon mangeaient sans en donner à Constantin, leur plus jeune frère.

Si Constantin leur en demandait, ils lui répondaient de s’adresser à sa chatte, qui lui en baillerait. C’est pourquoi le pauvre Constantin et sa chatte pâtissaient beaucoup. 

La chatte, qui était fée, s’émut de pitié pour son maître et de colère contre ses deux frères, qui le traitaient si cruellement. Elle lui dit :

— Constantin, ne te tourmente pas ; je pourvoirai à ta subsistance et à la mienne.

Elle sortit de la maison et gagna la campagne où, feignant de dormir, elle prit un lièvre qui vint jouer près d’elle et le tua. Elle s’en fut ensuite au palais royal et, avisant quelques courtisans, elle leur dit qu’elle désirait parler au roi. Celui-ci, apprenant qu’une chatte voulait lui parler, la fit venir en sa présence et s’informa de ce qui l’amenait.

La chatte répondit que Constantin, son maître, lui avait commandé d’apporter un lièvre qu’il venait de prendre, et elle le présenta. Le roi accepta le cadeau et lui demanda qui était ce Constantin. Elle répondit que c’était un homme qui en bonté, en beauté et en puissance ne le cédait à personne. Sur ces mots, le monarque lui fit la mine la plus aimable et lui donna bien à manger et à boire.

Quand la chatte se fut restaurée, elle joua adroitement de la patte et, sans être vue, remplit de bons morceaux la besace qu’elle portait au côté ; après quoi elle prit congé du roi et s’en retourna vers Constantin.

Les deux frères, voyant Constantin se régaler en triomphe, le prièrent de partager avec eux, mais il leur rendit la pareille et refusa net. Ils en conçurent une ardente jalousie qui leur rongeait le cœur sans trêve ni repos.

Constantin était fort beau garçon, mais il avait mené une vie si misérable qu’il était plein de rogne et de teigne, ce qui lui causait beaucoup d’ennui. Il s’en alla au fleuve avec la chatte ; alors elle se mit à le lécher de la tête aux pieds et à le peigner si bien qu’en peu de jours il fut guéri.

La chatte, comme nous l’avons dit, continuait à combler le palais royal de ses présents et y soutenait ainsi son maître sur un bon pied. Elle s’ennuyait pourtant des hauts et des bas de cette vie et craignait de devenir importune aux courtisans. Elle dit à son maître :

— Seigneur, si tu veux faire tout ce que je te conseillerai, avant peu tu seras riche.
— Et comment ? dit Constantin.
— Viens avec moi, répondit la chatte, et ne t’inquiète de rien. Sache seulement que je suis disposée à t’enrichir.

Tous deux s’en allèrent au fleuve, non loin du palais royal. La chatte déshabilla son maître et, d’accord avec lui, le plongea dans le fleuve ; ensuite elle se mit à crier de toutes ses forces :

— À l’aide ! à l’aide ! Accourez ! accourez ! messire Constantin se noie !

Le roi l’entendit et, se rappelant les nombreux cadeaux qu’il avait reçus, il envoya aussitôt des gens au secours du malheureux.

Messire Constantin fut retiré de l’eau et revêtu de bons habits. On le mena devant le roi, qui l’accueillit fort gracieusement et lui demanda comment il se faisait qu’on l’avait jeté dans la rivière. Constantin était encore trop ému pour répondre ; aussi la chatte, qui ne quittait jamais ses talons, dit au monarque :

— Sachez, sire, que mon maître était chargé de bijoux qu’il venait vous offrir. Des voleurs l’apprirent par leurs espions et le dépouillèrent entièrement ; puis, pour lui ôter la vie, ils le jetèrent dans le fleuve, d’où ces gentilshommes l’ont tiré.

Le roi, à ces mots, commanda qu’on prît soin de Constantin et qu’on le traitât avec honneur. Le voyant si beau, et sachant d’ailleurs qu’il était riche, il résolut de lui offrir la main de sa fille Élisette et de donner pour dot à celle-ci de l’or, des diamants et un magnifique trousseau.

Les noces faites et les réjouissances terminées, il ordonna de charger d’or dix mulets et cinq serviteurs de superbes vêtements, et les envoya avec un cortège de gentilshommes à la maison de son gendre.

Tout en se voyant ainsi comblé d’honneurs et de richesses, Constantin ne savait où conduire sa femme. Il tint conseil avec sa chatte, qui lui dit : 

— Ne t’inquiète pas, mon maître, je pourvoirai à tout.

Comme on chevauchait gaiement, la chatte se hâta de prendre les devants ; quand elle fut très-loin de la compagnie, elle rencontra quelques cavaliers. Elle leur dit :

— Que faites-vous là, pauvres gens ? fuyez vite ; il vient une grosse troupe de partisans qui vont vous tomber sur le corps. Les voici qui approchent. Entendez-vous le hennissement de leurs chevaux ?

— Que faut-il donc faire ? dirent les cavaliers saisis d’effroi.
— Le voici, répondit la chatte. S’ils vous demandent à qui vous êtes, répondez : À messire Constantin, et il ne vous arrivera aucun mal.

La chatte alla plus avant et elle trouva une grande quantité de troupeaux et de gros bétail. Elle répéta les mêmes paroles à leurs gardiens, ainsi qu’à tous ceux qu’elle rencontra sur la route.

Les gentilshommes qui accompagnaient Élisette demandaient aux cavaliers : À qui êtes-vous ? et aux pasteurs : À qui tous ces magnifiques troupeaux ? Ceux-ci répondaient d’une seule voix : À messire Constantin.

— Messire Constantin, dirent les gentilshommes, voilà donc que nous entrons sur vos terres ?

D’un signe de tête il répondit : Oui ; et pareillement, sur tout ce qu’on lui demandait, il répondait : Oui.

Et c’est pourquoi la compagnie crut qu’il était fort riche.

La chatte arriva à un superbe château et n’y trouva qu’un petit poste.

— Que faites-vous ici, braves gens ? dit-elle. Ne voyez-vous pas que votre perte est imminente ?
— Comment cela ? dirent les gardiens du château.
— Avant une heure, il va venir une grosse troupe qui vous taillera en pièces. N’entendez-vous pas les chevaux qui hennissent, ne voyez-vous pas la poussière qui vole ? Si vous ne voulez tous périr, suivez mon conseil ; c’est le moyen de vous sauver. Si quelqu’un vous demande : À qui ce château ? répondez : À messire Constantin le Fortuné.

Et c’est ainsi qu’ils firent.

La noble compagnie arriva au château ; ils demandèrent à qui il appartenait, et l’on répondit bravement : À messire Constantin le Fortuné. Ils y entrèrent et y furent logés honorablement.

Le châtelain était le seigneur Valentin, un vaillant soldat, qui était sorti peu auparavant pour conduire chez elle la femme qu’il venait d’épouser.

Par malheur, avant d’atteindre la maison de sa chère femme, il fut pris en route d’un mal subit dont il mourut sur-le-champ. Constantin le Fortuné resta donc maître du château.

Peu de temps après, Morand, roi de Bohême, vint à trépasser, et le peuple élut pour roi Constantin le Fortuné, en sa qualité d’époux d’Élisette, fille du souverain défunt et légitime héritière de la couronne.

Ainsi, de pauvre et mendiant, Constantin devint seigneur et roi ; il vécut longtemps avec son Elisette et en eut des enfants qui lui succédèrent sur le trône.