Nipissingue, le sorcier indien à la tête de pierre - Conte de Tradition Orale

Il y a de cela bien des lunes, vivait dans les terres de chasse des Algonquins, sur les hauteurs que couronne aujourd’hui le village de Rawdon, un vieux sorcier indien, le méchant et tout puissant Nipissingue. Maître en sorcellerie, Nipissingue pouvait rendre des points à tous les sorciers des autres tribus, et le grand conseil des Sachems ne décidait jamais rien sans l’avoir auparavant consulté.

Fort rusé, adroit et mauvais, le sorcier menait à sa guise le clan des Algonquins. Bien des ennemis personnels avaient rejoint leurs ancêtres pour lui avoir déplu. Personne n’avait osé lui résister.

Dans la même tribu vivait la douce Hiawitha. Fille de Sachem, l’incomparable indienne aux yeux sombres était belle comme le jour ensoleillé et droite comme une épinette. Sa jeunesse et sa beauté avait captivé bien des cœurs mais le terrible Nipissingue l’aimait et personne n’osait la lui disputer. Malheureusement pour le sorcier, Hiawitha n’était plus libre car elle avait donné son cœur à un autre. Elle possédait un maître.

Née sur les bords du fleuve géant au confluent de la rivière Qui-Marche, la jeune Algonquine avait vécu chez les blancs et parmi eux avait écouté la Robe Noire, le Père Jogues, plus tard martyrisé, qui avait parlé à Hiawitha du vrai Manitou. Celui qui aime et qui pardonne. Celui qui s’était donné à la mort pour que nous vivions. Captivée par les figures de Jésus et de Marie, Hiawitha s’était renseignée et bientôt elle avait cru.

Baptisée, elle était profondément chrétienne, bien plus, elle avait, comme les bonnes sœurs venues de si lointaine France, donné son cœur à ce maître si bon, promettant de lui garder toujours.

La jeune indienne ne pouvait donc, ni ne voulait entrer dans le wigwam du grand sorcier. Mais la jeune Hiawitha était chrétienne, Nipissingue ne l’était pas et se moquait bien de telles sornettes.

Un soir de conseil, quand le calumet eut trois fois circulé autour de la fleur rouge dansante, Nipissingue se leva drapé dans la couverture de lin rouge et blanche : « Hugh frères. Le Grand Manitou ne veut plus voir son sorcier seul sur la route. Hiawitha l’accompagnera. J’ai dit. »

Trois fois encore le calumet s’aviva aux bouches lippues sous le nez en bec d’aigle et le plus vieux des Sachems articula en grimaçant : « Le Grand Manitou est sage, Nipissingue ne marchera pas seul. » Le sorcier était fiancé.

Il ne restait plus qu’à préparer les magnifiques cérémonies et les danses qui consacreraient à jamais l’union d’une fille de Sachem avec le tout puissant messager du Manitou. Hiawitha cependant ne l’entendait pas de cette oreille. Désemparée, elle se livra à une prière encore plus intense et demanda l’aide de Dieu à qui elle s’était confiée, puis décida d’aviser Nipissingue de son vœu. Le sorcier éclata de rire, puis se moqua d’elle avant de la menacer de mort, si elle ne changeait point sa décision.

Hiawitha se sentit perdue. Soudain elle eut une idée. Fille de Sachem, elle n’avait point le droit de refuser le mariage mais de choisir son époux. Elle n’avait qu’à prendre un autre que Nipissingue, par exemple Arondack, son ennemi juré qui comprendrait sans doute la promesse de Hiawitha, car il était bon. Ainsi, la jeune promise garderait son cœur intact au Grand Maître.

La jeune Algonquine fit connaître sa décision au conseil des Sachems qui s’inclina. Elle se prévalait d’un droit traditionnel qui n’appartenait point aux Sachems de faire disparaître. Nipissingue, informé fit une colère noire, se rua au feu du conseil, jura de faire sombrer la clan sous ses maléfices si la jeune Indienne ne l’épousait pas… puis se retira vaincu, la haine dans le cœur et l’injure à la bouche. Hiawitha, cependant n’épousa point Arondack.

Nipissingue, sorcier retors toujours écouté au conseil des Sachems comme messager du Grand Manitou, lança les Algonquins sur le sentier de la guerre. Si Nipissingue avait compté sur les aléas du combat pour se débarrasser de son ennemi… il avait bien jugé. La guerre fut désastreuse et Arondack revint mourant à son wigwam.

Hiawitha, fiancée par son choix, et d’ailleurs depuis toujours garde-malade de la tribu, se tint à son chevet et prépara les infusions de plantes qu’elle cueillait elle-même dans les bois environnants.

Un jour, manquant de plantes et s’éloignant du camp pour en récolter, Hiawitha se dirigea vers le profond précipice Dorwin au fond duquel coulait alors un mince filet d’eau saumâtre. Quelques racines de salsepareille couraient sur les bords du gouffre. La jeune Algonquine se pencha pour les cueillir. Nipissingue, à l’affût, la vit.

Toute rancune afflua dans son cœur d’Indien. Sans réfléchir, devant cette proie facile qui s’offrait à lui, il s’emporta et courut sur elle. D’un geste brusque, il la précipita dans l’abîme puis se pencha pour voir son corps frêle se déchiqueter sur les rocs.

Il ricana férocement savourant sa vengeance mais… il ne vit rien. Il ne verra jamais plus rien.

À peine le corps de Hiawitha eut-il touché le mince filet d’eau que le précipice vibra d’un coup de tonnerre et qu’une magnifique chute, multipliant à l’infinie le lin blanc de la robe de l’Indienne, jaillit au sommet et se rua dans la gorge étroite où depuis elle ne cesse de bondir et de chanter. Nipissingue, stupéfait, s’immobilisa et fut immédiatement changé en pierre par le Grand Manitou et condamné à entendre ainsi pendant des siècles le chant de victoire de Hiawitha.