Le Pet de l'âne - Conte de Adolphe Orain wiki

Un promeneur, à travers la campagne, aperçut un paysan en train d’émonder un chêne. Remarquant qu’il était assis sur la branche qu’il coupait, il lui dit :

— Mon ami, avant cinq minutes, tu tomberas par terre.

L’homme se contenta de hausser les épaules, et continua de frapper le bois de sa cognée.

Lorsque la branche se détacha de l’arbre, le paysan la suivit dans sa chute, mais heureusement ne se fit pas de contusions graves.

« Comment ! pensa-t-il en lui-même, voilà un étranger qui m’a prévenu que j’allais tomber de cet arbre, avant que cinq minutes ne se soient écoulées et, en effet, me voilà par terre. À coup sûr, c’est un devin ! »

Il se releva aussitôt, courut après le promeneur, et, du plus loin qu’il le vit, lui cria : « Monsieur ! Monsieur ! Vous avez dit vrai, je suis tombé, donc vous êtes un devin ! aussi, dites-moi, je vous prie, quand je mourrai ? »

L’habitant de la ville ne douta pas qu’il eût affaire à un pauvre d’esprit et, pour s’en amuser, il répondit :

— Tu mourras quand ton âne aura pété trois fois.
— Ô ciel ! dit le villageois, qui connaissait les défauts de sa bourrique, je n’ai plus grand temps à vivre.

À partir de ce moment, il fit tout ce qui dépendait de lui pour ne pas échauffer sa bête, il la mit à la diète, et évita de lui donner des aliments qui auraient pu provoquer ce qu’il redoutait, maintenant, le plus au monde.

Malgré cela, l’âne fit un bruit qui désespéra son maître.

Celui-ci redoubla de soins, mais il eut beau faire, la bête fit une seconde incongruité plus éclatante que la première.

« C’est par trop fort, s’écria l’homme : on dirait que l’animal le fait exprès. Aussi nous allons bien voir. »

Il prit son eustache, aiguisa un morceau de bois, et l’enfonça à coups de maillet dans l’orifice cause de ses frayeurs.

Cela fait, il mit une charge de bois sur le dos de l’âne, et se dirigea vers sa demeure.

Soudain, la bête fit un tel effort que la bonde sortit de son corps, comme le boulet d’un canon, et avec un bruit formidable alla frapper son conducteur en pleine poitrine.

Celui-ci tomba à la renverse en murmurant : « C’en est fait de moi, je suis mort ! » Et il s’allongea commodément dans un fossé.

Quand sa femme et ses enfants virent l’âne revenir seul, à la maison, ils craignirent d’avoir un accident à déplorer, et tous partirent à la recherche de l’absent.

Arrivés à la bifurcation de deux chemins, ils se demandèrent lequel ils devaient prendre. Comme ils n’étaient pas d’accord sur la route à suivre, ils entendirent une voix, partant d’un fossé, qui disait : « Moi de mon vivant, je prenais toujours le chemin qui est à droite. »

Les bonnes gens s’empressèrent d’aller voir qui parlait ainsi, et reconnurent celui qu’ils cherchaient.

Ils eurent toutes les peines du monde à lui faire comprendre qu’il n’était pas mort, car disait le bonhomme : « un devin ne peut pas se tromper. »

(Conté par M. Demy, du village de Bout-de-Semnon en Pléchâtel.)