L'île de la Demoiselle - Conte de Charles Quinel wiki

Ils étaient cinq, y compris l’hôte, à faire la veillée chez le groceur René Fillon. Trois tout jeunes gens : Alain, Lucas et Nicolas, le groceur, homme entre deux âges, et Jos Lefin, un ancien. Tous les cinq fumaient, assidûment leurs pipes auprès du poêle chauffé au rouge. La famille du groceur, sa femme et ses quatre enfants, reposaient dans la chambre à côté. Au dehors, la tempête faisait rage.

On était à la mi-novembre et, sur cette côte dit Labrador, la mer, fouettée par le rude vent l’est, venait briser ses grandes vagues, furieuses d’avoir dû se frayer un chemin au milieu de l’enchevêtrement des îles.

Le petit village de Saint-Charles, où s’élevait la boutique bien modeste du groceur — lequel était également, pour ses amis, c’est-à-dire pour tout le village, cabaretier clandestin — n’abritait que des pêcheurs. Pourtant les trois jeunes hommes n’étaient pas des marins mais des « hommes des chantiers », des bûcheurs, venus de la province de Québec et qui avaient leur « campe » dans la forêt proche.

C’était la première année qu’ils travaillaient dans ces bois du Nord. La sensation d’emprisonnement entre les millions de colonnes noires de la forêt sans fin leur était devenue tout à coup intolérable. Ils avaient été pris d’un besoin irrésistible de s’évader. Le chef de leur chantier, brave homme et qui connaissait les tourments de l’âme des jeunes, leur avait conseillé de prendre quelques jours de repos et, puisqu’ils n’étaient qu’à quelques milles, d’aller voir la « mè ». Ils étaient donc en quelque sorte des touristes.

Plaisant voyage en vérité qui les avait amenés sur une côte battue par la tempête. Ce n’en était pas moins l’espace sans bornes, et la fureur capricieuse des flots les changeait de l’impassible immobilité ou du balancement monotone des grands arbres.

Là, chez René Fillon tout en dégustant une eau-de-vie râpeuse et de contrebande, les jeunes hommes des chantiers écoutaient parler le vieux Jos Lefin auquel le groceur dormait complaisamment la réplique.

— On pourrait en dire et en dire sur les aventures arrivées aux pêcheurs dans l’archipel des Démons — c’est le, nom qu’on donne à ces îles qui s’étendent devant la côte. Voilà bien des siècles que les Lefin sont établis icite et tous les pêcheurs de pè en fi et plus d’un qu’est enseveli dans la mè. Dieu les garde! C’est qu’elle est rude, la mè, et méchante et fantasque.

Le vent devenait plus furieux; il ébranlait de ses grands coups de bélier la lourde porte de chêne et les épais volets. Instinctivement, les hommes se rapprochaient du poêle. La flamme de la médiocre lampe à pétrole vacillait et les ombres dansaient autour de la pièce et sur le comptoir où s’entassaient de modestes marchandises : boîtes de conserves, bouteilles, saucissons, bocaux.

— Voyez-vous, les petis gars...

Jos s’était arrêté au milieu de sa phrase. Dans la rafale montait un cri, un cri guttural, désespéré, un cri de femme qui a peur. Le vent le couvrit. Puis le cri monta à nouveau, strident, perçant. Il avait quelque chose d’inhumain, de déraisonnable, ce cri. Oui, c’est cela, quelque chose de déraisonnable, le cri d’une folle qui se brisait en une longue lamentation.

Les trois jeunes hommes se regardaient. Chacun lisait sur les traits de son compagnon l’expression de la terreur.

Le vieux baissa la tête et le groceur, nerveux, avait à nouveau rempli les verres.

— Un naufrage! émit d’une voix sourde Lucas.

Mon Dieu! gémit Nicolas, mie peut-on rien pour les malheureux ?

Terrifiant, exacerbé, le cri montait dans une nouvelle rafale. Il s’éteignait comme si la femme qui l’avait poussé était à bout de forces. Il reprenait encore, plus lointain cette fois.

— C’est, affreux! c’est affreux! murmura Alain. Ne la sauvera-t-on pas?

L’ancien releva le front. Il secoua sa chevelure blanche.

— Il n’y a pas à la sauver. Elle est morte depuis quatre cents ans! C’est la Demoiselle qui est ensevelie dans la mè.

Les jeunes gens restaient bouche bée.

— Quelle demoiselle? hasarda Nicolas.

Le groceur intervint.

— Raconte-leur, Jos.

C’est une histoire véritable? demanda Lucas.

Alain, voulant se donner un air supérieur, haussa les épaules.

— Ce ne peut pas être une histoire vraie, c’est une légende, pour sûr. Les morts ne crient pas!

Jos darda sur l’incrédule un regard courroucé

— Sais-tu, toi, blanc-bec, ce que font les gens qu’ont péri en mè ?
— Raconte, insista René Fillon, raconte l’histoire.
— Légende ou histoire, je ne sais pas, prononça lentement le vieillard après avoir tiré une bonne bouffée de sa pipe. Moi je la tiens de mon grand-père, et lui du sien, et ainsi de suite, depuis des ans et des ans et j’peux ben vous la dire à ct’heure.

Quand le chevalier de — c’était un ami du roi de France, François le premier — vint icite, il montait une nef que conduisait le bon pilote Jean Alphonse. Il avait son bord des gaillards hardis, des gentilshommes, des chercheurs d’aventures. Toute cette jeunesse rêvait de pays nouveaux où s’qu’il y avait de l’or comme des cailloux et des diamants comme les pâquerettes au printemps dans les prairies; ou bien elle imaginait des sauvages extraordinaires à combattre, des géants, des monstres à terrasser et chacun, suivant sa nature, se promettait de rapporter la fortune ou la gloire.

Sur la nef, voguait aussi la demoiselle Marguerite de Nontron, une jeune fille douce et belle, une enfant pour mieux dire; paraît qu’elle n’avait pas seize ans. Si vous voulez vous faire une idée de ce qu’elle était, vous pouvez voir quasiment son portrait dans la statue de la Mè du Sauveur qu’est à la paroisse.

Le chevalier de Roberval était, comme qui dirait, l’oncle et le tuteur de la Demoiselle. Il avait projeté, lorsqu’il aurait construit un château dans ce pays icite, de faire d’elle la dame de sa cour et, en un mot, de la marier.

Mlle Marguerite avait dans le cœur plus de crainte que d’amour. Le chevalier de Roberval était un homme coléreux, brutal sans tendresse ni bonté, bien qu’il fût hardi et téméraire. Souvent, elle pleurait, la pauvrette, dans la chambre qui lui était aménagée à la poupe du bâtiment. Sa nourrice, la vieille Damienne, qui remplaçait auprès d’elle défunts son pè et sa mè, la consolait du mieux qu’elle pouvait.

— Ma toute jolie, lui murmurait la bonne âme, vous serez reine au pays des sauvages, vous aurez de l’or à ne savoir qu’en faire, des pierreries des pieds jusqu’à la tête, des serviteurs plein votre château et vous commanderez sur des domaines sans limites.

La jeune fille ne souhaitait ni or, ni pierreries, ni serviteurs, ni royaume. Elle souhaitait ce que souhaitent toutes les jeunes filles, un mari qu’elle aimerait et qui l’aimerait, des beaux petits enfants, une bonne maison à gouverner avec beaucoup de linge dans les armoires.

On avait vogué pendant des jours et des jours quand, petit à petit, la Demoiselle sécha ses larmes. La brave Damienne était persuadée que ses consolations avaient fini par toucher le cœur de la pauvrette Elle se trompait.

Mlle Marguerite avait rencontré sur le tillac, où elle se promenait quand la brise n’était pi trop forte, un jeune gentilhomme, Raoul de Ferlaud. Il était de noble lignée mais pauvre et il désirait faire fortune pour l’amour des siens qui étaient ben démunis de tout dans leur vieux manoir de France. Sire Raoul n’avait pas plus de vingt ans et, déjà, il s’était signalé dans les batailles qu’avait menées, sur l’ancien Continent, le roi François le premier.

D’abord, il avait salué la belle demoiselle, ensuite il lui avait souri, enfin il lui avait parlé. Bientôt, les jeunes gens ne se quittèrent plus. Du matin au soir, sire Raoul attendait Mlle Marguerite clans un coin qu’ils avaient découvert près du mât de beaupré, derrière un paquet de cordages, contre le bossoir de l’ancre. La jeune fille allait l’y rejoindre et ils parlaient comme ci, comme ça, de toutes ces choses dont parlent les amoureux dans tous les pays du monde et que je serais ben en peine de sous redire pour ce que, depuis le temps que les ai dites à ma défunte, je les ai oubliées.

Le chevalier de Roberval ne manqua pas de s’apercevoir de cette amitié. II en fut très fortement courroucé. Durant quelques jours, il se contint, mais il ne cessait pas de surveiller les manœuvres des jeunes gens.

Un soir que l’on était arrivé en vue de l’archipel des Démons et que l’on avançait prudemment afin d’éviter les récifs inconnus, le chevalier manda sa nièce. La Demoiselle trembla : quoi qu’il n’en eût rien fait paraître, elle devina que son oncle connaissait son secret, et, sachant son caractère, elle redoutait le pire. Plus encore que sa maîtresse, la vieille Damienne était effrayée, car son expérience lui avait appris à quelles extrémités peut se porter un homme jaloux.

Dans la chambre de poupe, Mlle Marguerite vit son oncle assis sur son grand fauteuil. Elle poussa un soupir de soulagement; le chevalier n’avait pas une figure irritée, il souriait au contraire. Elle s’était donc trompée. Tout aussitôt une autre crainte l’envahit : si le chevalier de Roberval ne savait rien au sujet de Raoul, il allait peut-être l’entretenir enfin ouvertement de ses idées de mariage dont il n’avait jusqu’ici parlé qu’à mots couverts. Qu’allait-elle répondre? Comment oserait-elle dire « non » à son oncle qui la terrorisait ?

Voici que son embarras même se dissipa. Raoul de Ferlaud entrait dans la chambre. Déjà l’espoir était devenu un immense bonheur. Elle s’imaginait ce qui devait se passer. Son oncle dirait bonnement qu’il savait tout et il donnerait son consentement à une union qui ferait sa félicité.

C’était bien ça. Après avoir poliment salué le jeune gentilhomme, après avoir gentiment fait signe à sa nièce, le chevalier de Roberval leur dit à l’un et à l’autre d’approcher et il parla quasiment sur un ton de pè :

— Y a longtemps que je vous observe, je connais vos rencontres sur le tillac. Il ne m’est pas difficile de démêler vos sentiments, ils sont écrits sur vos figures que v’là.

La Demoiselle rougit ainsi qu’il sied; sire Raoul, si brave devant l’ennemi, parut embarrassé. Le chevalier reprit :

— Eh ben! n’avez-vous rien me dire?
— J'aime demoiselle Marguerite, déclara sire Raoul.
— Je l’aime, murmura la jeune fille.

Le visage du chevalier de Roberval s’éclaira d’un large sourire :

— Puisque vous vous aimez, prononça-t-il, vous devez souhaiter vous marier. Pourquoi ne m’avez-vous pas plus tôt révélé votre penchant et m’avez-vous obligé à le deviner?

Sire Raoul releva fièrement la tête :

— Je n’aurais pas osé, Monsieur, vous demander la main de Mlle de Nontron, car je suis pauvre. Je ne voulais le faire que lorsque, avec l’aide de Dieu, j’aurais acquis la fortune.
— Il n’est pas besoin de richesses, répliqua le chevalier, quand on aime. Ne possédez-vous pas plus que l’argent ?

Vivement, Mlle Marguerite s’écria :

— Oh! pour sûr, mon oncle. Je ne souhaite pas autre chose que de vivre près de sire Raoul. Qu’importent l’or, pierreries et le reste?

Elle baissa à nouveau le front, toute confuse de tant de hardiesse.

— Voilà qui est ben parlé, proclama le chevalier de Roberval; au surplus, je me propose de vous ménager un établissement qui vous satisfera, je gage.

Voilà la jeune créature et le beau gentilhomme qui se jettent aux pieds du chevalier, qui le remercient tant et tant, et lui qui les relève et qui leur dit :

— Mes enfants, vous me remercierez à loisir plus tard. A ct’heure, il n’y a rien qui presse tant que votre mariage. Je veux qu’il se fasse avant que nous ayons fini de traverser l’archipel.

La Demoiselle et sire Raoul se demandaient ben pourquoi le chevalier entendait les marier avant d’avoir quitté l’archipel fait d’îles désertes et inexplorées. Néanmoins ils n’osèrent rien redire et, au demeurant, ils n’avaient d’autre hâte que d’être unis par le sacrement.

Ils n’étaient pas encore revenus du grand bonheur qui leur échéait si subitement, que l’aumônier du sire de Roberval — un des moines qu’on amenait icite pour convertir les sauvages — entrait dans la chambre de poupe. Le chevalier instruisit le prêtre de ce que l’on attendait de lui et celui-ci procéda illico à la cérémonie.

Point il n’y eut, comme ben vous pensez, fêtes et banquets et beuveries, mais simplement deux « oui » et une bénédiction. Les jeunes gens n’imaginaient pas de noces plus belles.

Les nouveaux époux se retirèrent sur le tillac, non point pour aller se cacher au beaupré mais pour montrer à tous leur joie.

Ils eurent la surprise de voir que l’on avait mis en panne, malgré une bonne brise ben fraîche qui soufflait de mè. Ils virent aussi des hommes occupés à mouiller la petite chaloupe.

— Mon oncle songerait-il à reconnaître une de des îles?
— Sans doute a-t-il l’intention d’y descendre en personne, c’est pourquoi il a hâté notre mariage.

La Demoiselle leva sur son mari un regard de tendresse.

— En ce cas, j’aime cette île déserte puisqu’elle a fait mon bonheur un peu plus tôt.

Elle n’avait pas fini de parler, la gentille demoiselle, qu’un rire éclata dans son dos. Elle reconnut celui du chevalier et, sans savoir pourquoi, elle eut peur. « C’est un vilain sentiment, pensait-elle, après les bienfaits de mon oncle.

— Marguerite, dit le chevalier, je suis ben aise que tu trouves cette île à ton goût, car j’ai idée de te la donner en dot.

Ni Mlle de Nontron, ni sire Raoul n’eurent le temps de s’enquérir de la signification de ce bizarre propos. Des hommes de l’équipage, gars à la dévotion du chevalier et qui lui auraient obéi comme au diable, son maître légitime, se ruèrent sur eux et, sans avoir égard à leurs cris, les descendirent dans la chaloupe.

La vieille Damienne, qui de loin n’avait cessé de veiller sur sa chère Demoiselle, tomba en pleurant et en implorant aux genoux du chevalier. Il la repoussa d’abord durement, la menaçant de la faire mettre aux fers dans le fond de la cale. Il se ravisa nonobstant :

— Puisque tu aimes tant ta maîtresse, tu peux la suivre.

Une heure plus tard, les jeunes époux et la bonne nourrice se trouvaient tous les trois dans une île qui, pour lors, n’avait pas de nom. Ils virent déraper la chaloupe; ils la suivirent des yeux jusqu’au moment où elle accosta le navire du chevalier de Roberval. Sur la nef on hissa les voiles et, dans la brise du soir, le vaisseau eut tôt fait de disparaître.

Les malheureux abandonnés commencèrent par visiter leur domaine. Il était vaste, couvert en partie par un bois épais où ils n’osèrent pénétrer, car ils pensaient que les bêtes sauvages y avaient leur gîte.

Sire Raoul construisit une cabane auprès d’une source limpide et claire et l’entoura d’une palissade pour la protéger. On avait laissé aux infortunés des armes, de la poudre et une hache, par charité ou plutôt par désir cruel de prolonger leur agonie.

Connue ils l’axaient supposé, le bois renfermait des bêtes fauves mais aussi du gibier. Sire Raoul chassait; il pêchait; il avait défriché auprès de la cabane un petit carré où il cultivait des plantes trouvées à l’état sauvage. Il avait tant de vaillance, de bonne humeur, d’ingéniosité que la vie paraissait devoir être supportable aux abandonnés. Au reste, sire Raoul et la Demoiselle s’aimaient si fort que, puisqu’ils étaient ensemble, ils éprouvaient du contentement.

— Patientons, répétait sire Raoul; un jour ou l’autre il passera ben à notre portée un navire ou une barque de pêcheur qui nous recueillera.

Mlle Marguerite feignait de le croire pour lui faire plaisir et Damienne pour leur complaire à tous les deux.

Un an s’écoula. Aucune voile, pendant ces douze mois, ne se montra à l’horizon. Afin de ménager sa poudre et de la réserver pour se défendre, le cas échéant, contre les bêtes féroces ou, qui sait, contre une incursion de sauvages, sire Raoul avait construit des pièges; il avait perfectionné ses engins de pêche. La nourriture était donc suffisante.

Au cours de l’hiver un petit enfant était né. On l’appela François, nom du roi de France. Il était la joie et l’orgueil de ses parents.

Sire Raoul qui connaissait bien le cœur de sa jeune épouse, sentait que la solitude commençait à lui peser cruellement. Elle n’en faisait rien paraître de peur d’augmenter les tourments de son mari, mais une frayeur instinctive la torturait. Chaque jour, elle montait sur un  rocher qui était le point de l’île d’où la vue s’étendait le plus loin; elle scrutait la mè, et, quand elle redescendait, elle était un peu plus triste qu’avant.

Le sire de Ferlaud était au désespoir.

Jusqu’à présent, les abandonnés avaient assez ben supporté physiquement les dures conditions de leur exil. Cependant, lorsqu’il eut un an, le petit François se mit tout à coup à dépérir, frappé par une de ces maladies mystérieuses dont sont atteints les tout petits qui semblent ne plus vouloir continuer à vivre et qui jugent suffisante la courte expérience qu’ils ont faite de la terre. Il mourut.

Ce fut un jour ben cruel que celui où Raoul et Marguerite déposèrent le minuscule cadavre dans la fosse que Raoul avait creusée à côté de la cabane.

Dès lors, la Demoiselle n’eut plus la force de dissimuler. Tandis que sire Raoul était à la chasse, à la pêche, pour assurer la subsistance commune, elle ne cessait de pleurer; à son retour, il voyait ses yeux rougis et quelquefois, même devant lui, elle ne pouvait se contenir.

Lui, le pauvre, en venait à se haïr d’être la cause involontaire du malheur de sa bien-aimée. Si elle ne l’avait pas rencontré, elle serait maintenant dame et maîtresse dans un beau château, et quasiment reine d’immenses territoires. Il ne songeait pas un instant à sa propre infortune et il tournait et retournait constamment dans son esprit les moyens qu’il pouvait y avoir de fuir l’île. Aucun expédient ne se présentait. La mè dans ces parages est rude, même l’été; tenter de l’affronter sur un esquif de fortune — et comment se le procurer? — c’eût été entraîner celle qu’il aimait à une mort certaine.

Il fallait espérer contre l’espoir et chaque jour souffrir plus que la veille du découragement grandissant le Marguerite.

Une nouvelle épreuve les attendait. La vieille Damienne, si tendrement dévouée à ses maîtres, tomba malade. A son tour, elle expira et on l’enterra près de la petite tombe de François.

Le soir du jour où la terre s’était refermée sur la fidèle nourrice, Marguerite vit ses forces l’abandonner, elle se jeta en sanglotant sur la poitrine de son mari :

— Je n’en peux plus, je n’en peux plus, gémit-elle; emmène-moi d’icite je sens que je ne résisterai pas plus longtemps; ma tête se remplit de visions épouvantables qui me séparent même de toi. Si nous restions, vois-tu, Raoul, je finirais par te haïr.

Voilà ce que craignait le jeune homme, le malheur plus grand que tous les malheurs, la perte du dernier, du suprême bien que possédaient ces malheureux.

Raoul n’avait ni scie, ni rabot, ni clous, ni rien du nécessaire pour fabriquer une barque rien qu’une hache.Tout ce qu’il pût faire ce fut de mettre à flot un méchant radeau composé de troncs d’arbres assembles par des flexibles. Il parvint à y planter un mât et à confectionner une voile de joncs tressés et des avirons que je vous laisse à imaginer.

Mon cher cœur, dit-il à Marguerite, ce serait folie de t’exposer aux courants agités sur ce radeau. Je vais donc m’embarquer seul. Je t’ai montré à te servir des pièges et des engins de pêche; tu garderas pour te défendre mes armes; il reste de la poudre et des halles. Ne crains rien; l’été n’est pas fini, les vents sont ben placés et me conduiront rapidement la côte; je n’aurai pas de peine à trouver des pêcheurs qui consentiront à revenir avec moi pour te chercher. A terre, ensemble, nous oublierons nos maux comme s’ils n’avaient été qu’un vilain cauchemar. Nous pourrons encore être heureux longtemps.

Raoul était loin d’éprouver la confiance qu’il montrait; il voulait avant tout rassurer sa jeune femme. Celle-ci, contre son attente, ne souleva pas d’objections. L’horreur de l’absolue solitude n’était rien à côté de l’espoir de la délivrance.

— Je sais, dit-elle, mon Raoul, que tu feras l’impossible pour me sauver. Mon courage répondra au tien; je serai soutenue dans l’épreuve par l’attente de notre futur bonheur.

Raoul partit. Tandis que le courant l’entraînait, il voyait, sur son observatoire habituel, Marguerite qui agitait les mains et qui tombait a genoux en une fervente prière. Bientôt la frêle silhouette de son aimée, la hutte de bois qui avait été leur demeure, l’île elle-même, s’estompèrent dans la brume.

Durant près de huit jours, Raoul resta ballotté sur la mè, désespérant par moments de jamais atteindre la terre, constamment menacé d’être précipité dans les flots par les vagues sournoises qui disloquaient son pitoyable radeau — il n’était, somme toute, qu’un terrien, soit dit sans offense. Les quelques provisions qu’il avait emportées étaient épuisées; il se voyait à la veille de périr de faim et de soif quand il fut jeté sur une côte rocheuse et déserte.

Maintenant, il restait à trouver des hommes qui le voulussent secourir et ce n’était pas le moins difficile car les hommes sont souvent plus cruels que les éléments.

Après avoir erré longtemps, le sire de Ferlaud entra dans un village de pêcheurs hollandais. Il avisa l’un d’entre eux qui possédait une grande et belle barque; il lui dépeignit sa détresse et l’abandon où se trouvait l’être qu’il adorait.

Le pêcheur regarda avec dédain le malheureux, vêtu de peaux de bêtes colonie un sauvage, à la barbe inculte et aux cheveux pendants dans lequel on eût difficilement reconnu le galant gentilhomme d’antan.

Tu ne supposes pas, dit durement le hollandais, que je vais risquer ma barque pour courir après tes chimères?

Raoul insista :

— C’est ma femme qui est seule dans l’île déserte; nous avons perdu un petit; elle-même mourra si on ne la secourt pas.

Le pêcheur se faisait plus rude.

— Passe ton chemin; j’en ai connu d’autres que toi qui racontaient des fables et dont le cerveau était dérangé, comme paraît l’être le tien.

Le jeune homme avait conservé une bourse emportée de France et qui contenait un peu d’or. Sa famille avait rassemblé ce petit trésor pour lui permettre un premier établissement. Raoul tendit celle bourse au marin :

— Je vous offre toute ma fortune, murmura-t-il, pour que vous sauviez mon épouse chérie.

Cette proposition radoucit le Hollandais, il soupesa la bourse. La trouva-t-il trop légère, ou la prudence l’emporta-t-elle chez lui sur la cupidité? Il rendit l’or au Français en secouant la tête.

— Non; me donnerais-tu le double que je n’irais pas. Si nous périssons, moi et mon équipage, ce ne sont pas quelques ducats qui nous rendront la vie. Dans huit jours ce sera l’automne, l’océan sera déchaîné; le vent est contraire à la direction du voyage que tu me proposes. Non, je n’irai pas. Reviens au printemps, nous verrons.

Aucune prière ne put fléchir le hollandais. Raoul fit d’autres tentatives, partout il obtint la même réponse. Quelques marins poussaient l’inconsciente cruauté jusqu’à hésiter un jour ou deux devant l’appât de l’argent et puis, à leur tour, ils refusaient.

Le sire de Ferlaud quitta le village hollandais; au bout de plusieurs journées de marche, il atteignit un hameau dont les habitants, pêcheurs aussi, étaient du moins français.

La plainte de Raoul émut ces hommes, et, cependant, aucun d’eux ne se décida à voguer vers l’île déserte. Ils avaient raison, voyez-vous à leur point de vue, ces matelots. Quand arrive l’automne icite, du jour an lendemain ou d’une heure à l’autre, peut éclater la tempête et il n’est barque bien gréée ni pilote qui puissent lui tenir tête.

Le long de la côte sire Raoul poursuivit son calvaire. Il rencontrait des Bretons, des Basques, des Normands, des Picards, des Hollandais, des Espagnols et tous, les uns rudement, les autres avec considération, lui répondaient la même chose :

— Nous ne pouvons pas.

La désespérance du malheureux gentilhomme était affreuse. Sous ses loques de peaux, il avait l’air plutôt d’une bête que d’un homme. Il alla jusqu’à tenter une démarche auprès de sauvages, eux-mêmes se détournèrent de lui avec crainte. « Je n’ai plus à espérer d’aide d’aucun être humain pour délivrer Marguerite. Je ne puis lui laisser passer l’hiver, abandonnée dans l’île; je vais acheter une barcasse et, seul, je retournerai là-bas; peut-être, au printemps, pourra-t-elle se risquer avec moi. Mon Dieu! quelle sera sa douleur lorsqu’elle me verra reparaître, si jamais je reparais, sans les sauveteurs qu’elle attend! »

Au fond d’une petite anse, loin de tout hameau, Raoul aperçut une hutte délabrée dans laquelle il demanda l’hospitalité pour la nuit, car il était las de coucher sous le ciel de Dieu.

Le propriétaire de la cabane était un vieux pêcheur breton, qui possédait un bateau qu’il manœuvrait avec ses trois fils.

Les Bretons accueillirent l’infortuné, lui accordèrent une place sous leur toit et à leur plat. Lorsqu’il fut un peu reposé et rassasié, sans espoir que ses hôtes puissent lui prêter assistance, il dévida sa pauvre histoire.

— L’époque est bien avancée, grommela le pè.

Raoul connaissait la phrase, néanmoins il hasarda :

— A celui qui voudrait m’aider, dit-il, je donnerais ce que j’ai.

Il sortit sa bourse, le Breton la repoussa :

— Garde ton or, nous ne sommes pas de ceux que l’on paye pour secourir un chrétien dans le malheur. Les vents sont mal placés, c’est un fait; s’il plaît à Dieu, néanmoins, nous parviendrons à sauver ton épouse.

Raoul, éperdu de reconnaissance, embrassa les généreux pêcheurs; il leur fit répéter au moins dix fois leurs paroles charitables. Eux, le considéraient avec étonnement, ne comprenant pas que l’on pût agir autrement qu’ils le faisaient.

J’ai une vieille à la maison, j’ai trois brus. Si l’une d’elles était en perdition comme v’là ta femme, nous voudrions que l’on fasse ce que nous faisons pour toi.

Le lendemain, dès l’aube, le patron, ses trois fils et Raoul montèrent dans la mauvaise chaloupe, guère plus qu’une barcasse, que les Bretons avaient baptisée le Saint-Yves. L’appareillage ne fut pas long. Les vents, comme l’avait dit le pêcheur, étaient mal placés; il fallait naviguer au plus près.

Le pè avait beau être un fin marin, les fils de courageux petits gars, on ne faisait guère de chemin. A certains moments, la brise était si fraîche que l’on devait sortir les avirons et souquer ferme.

Raoul ne possédait pas d’instruments pour relever le point, même aussi grossièrement qu’on le faisait en ce temps-là; il avait néanmoins noté le plus fidèlement possible les indications permettant de relever sa route.

On fut ben une semaine à bourlinguer.

— Si tes dires sont vrais, remarqua le patron de la nef, nous devons être bientôt près de ton île.

Des terres se dessinaient en effet sur l’horizon; l’archipel des Démons. Le vent fraîchissait, il pleuvait par rafales; les cinq hommes, ployés sur les avirons, souquaient de toute leur énergie. De, temps à autre, Raoul se levait et inspectait la mè. Au matin, on l’entendit pousser un cri :

— C’est elle, je la reconnais :

La silhouette de l’île était restée gravée dans sa mémoire comme à ct’heure, les images sur les papiers de photographie. Le but, allait être atteint. Cette certitude rendit à tous force et courage.

L’océan devenait houleux. Le Saint-Yves roulait éperdument.

— Nous n’y arriverons pas avant la nuit, grogna le patron, si nous y arrivons!

La voix du Breton était enrouée par l’inquiétude; les trois fils se regardaient sans mot dire. Ils connaissaient la mè, les petits gars.

— La tempête! annonça le pè.

En un clin d’œil, elle fut sur eux. On ne pouvait plus penser à tracer son erre. C’était ben assez d’empêcher le Saint-Yves de prêter le flanc aux lames. On lutta toute la nuit. Il fallait se relayer pour vider les paquets de mè que le rafiot embarquait.

Avec le jour, la tempête se calma un peu; on put reprendre la direction abandonnée; l’île reparut plus lointaine qu’elle n’avait été la veille, néanmoins, au crépuscule, on en était proche; si proche que Raoul distinguait confusément sa cahute construite de ses mains.

La nuit trouva les hommes tirant sur les avirons et, encore une fois, la bourrasque redevint tempête. C’était une nuit comme celle-ci où le vent hurlait, où les vagues chargeaient les brisants en des galops endiablés.

Soudain, dans le fracas de l’ouragan, s’éleva un cri, un cri strident, horrible, déchirant. Les cinq hommes regardèrent du coté de l’île, d’où partait la clameur. L’île, naturellement, on ne la voyait pas; on en devinait seulement, la masse plus sombre mais on entendait inlassablement ce cri, toujours ce cri qui vous prenait aux entrailles.

— Marguerite, ma femme, ma pauvre femme, sanglotait Raoul.

Au milieu des éléments déchaînés, l’équipage du Saint-Yves luttait toujours et la femme criait, criait, criait...

Elle cria toute la nuit.

Ainsi que la veille, l’aube amena le calme. On s’aperçut qu’on était beaucoup plus près de la terre qu’on ne l’avait pensé. Le patron conduisit la barcasse dans une crique qui pouvait servir de port naturel où il mouilla l’ancre.

Sire Raoul n’avait pas attendu que le Saint-Yves fût immobile pour se jeter à l’eau; il gagna la grève, s’élança à travers les pierres; il appelait :

— Marguerite! Marguerite!

Une voix enfin lui fit écho. Le cri de la nuit, un cri de bête traquée.

Au tournant d’un rocher il aperçut sa femme.

Sa femme! Etait-ce bien elle? Un être hâve, décharné, échevelé, en haillons, qui fuyait à sa vue.

Le sire de Ferlaud se mit à courir. Marguerite avait pénétré dans le bois. Elle se cachait. Il croyait l’avoir perdue et pourtant, de temps en temps, un gémissement le remettait sur sa trace. Enfin, au milieu d’un buisson, il rejoignit sa bien-aimée. Sa douce peau blanche et fine était labourée par les ronces, son sang coulait de mille petites blessures. Il la saisit dans ses bras... elle ne le reconnut pas. Dans ses yeux adorés, il ne lut que la terreur; sur ses traits, il ne vit que l’angoisse; tout son corps le repoussait; combien faiblement, hélas!

Comme il essayait de la calmer, de lui faire comprendre qu’elle allait être sauvée, une défaillance la terrassa; il la sentit glisser contre lui et s’évanouir.

Raoul emporta le pauvre être inanimé qui pesait si peu sur sa poitrine; il gagna sa cahute, leur cahute, auprès de laquelle il trouva les Bretons silencieux et émus. Il étendit le corps inerte sur la couche de feuillage.

Un coup d’œil sur l’intérieur en désordre d’où avaient disparu tous les petits détails qui décèlent la présence d’une femme lui prouva que, depuis longtemps, celle qu’il aimait tant était privée de raison.

Comment le malheur était-il arrivé? L’esprit de la pauvrette s’était-il troublé peu à peu dans la crainte de l’abandon de son seul soutien? Au contraire, un événement brutal, une frayeur subite, avaient-ils transformé sa mélancolie en égarement?

Il méditait ces tristes pensées quand Marguerite rouvrit les veux. Elle ne parut pas le voir. Son regard était fixé au loin, elle prononça un nom : « Raoul ». Ses membres eurent une brusque contraction; elle se souleva à demi et retomba en arrière. Elle était morte.

Sanglotant, le sire de Ferlaud sortit de la cabane; il marcha vers le groupe des Bretons, avec cet instinctif besoin de l’être humain de rechercher, dans la peine, la société d’autres hommes. Les pêcheurs étaient penchés vers la terre, discutant entre eux avec animation. L’endroit où ils se tenaient était celui où Raoul avait creusé les tombes du petit François et de la vieille Damienne. Il s’approcha.

A la place des deux tertres, deux trous béaient; des bêtes sauvages avaient déterré les cadavres, c’était de cela que Marguerite était devenue folle.

Afin que pareille profanation ne fut pas infligée à la dépouille chérie, Raoul décida qu’elle serait ensevelie dans la mè. C’est pourquoi vous l’entendez encore crier et gémir lorsque s’élève la tempête... »

Durant tout le récit de Jos Lefin, les trois hommes des chantiers et le groceur étaient restés muets, contraints, absorbés; Nicolas rompit le silence :

— Savez-vous ce qu’il advint de Raoul de Ferlaud?
— Point de sûr. On racontait jadis que, revenu à terre, il n’avait plus eu qu’une idée, celle de se venger du chevalier de Roberval. Il le chercha. Roberval était parti pour la France. Raoul l’y suivit. On lui dit, à Saint-Malo, que le chevalier embarquait pour revenir icite. Ferlaud se déguisa : sous un faux nom, il parvint à se faire engager sur la nef du chevalier et, une nuit d’orage, comme Roberval était sur le tillac, il le frappa d’un coup de couteau entre les épaules, puis il le jeta à la mè.

Dehors, la tempête hurlait.