La mort du juif errant - Conte de Christian Schubart wiki

Rapsodie lyrique de Schubart.

Ahasver se traîne hors d’une sombre caverne du Carmel.. Il y a bientôt deux mille ans qu’il erre sans repos de pays en pays. Le jour que Jésus portait le fardeau de la croix, il voulut se reposer un moment devant la porte d’Ahasver… Hélas ! celui-ci s’y opposa, et chassa durement le Messie. Jésus chancelle et tombe sous le faix ; mais il ne se plaint pas.

Alors, l’ange de la mort entra chez Ahasver, et lui dit d’un ton courroucé : « Tu as refusé le repos au Fils de l’Homme ; … eh bien, monstre, plus de repos pour toi jusqu’au jour où le Christ reviendra ! »

Un noir démon s’échappa soudain de l’abîme et se mit à te poursuivre, Ahasver, de pays en pays… Les douceurs de la mort, le repos de la tombe, tout cela depuis t’est refusé !

Ahasver se traîne hors d’une sombre caverne du Carmel… Il secoue la poussière de sa barbe, saisit un des crânes entassés là, et le lance du haut de la montagne ; le crâne saute, rebondit, et se brise en éclats… « C’était mon père ! s’écria le Juif. Encore un !… Ah ! … six encore s’en vont bondir de roche en roche… et ceux-ci… et ceux-ci ! rugit-il, les yeux ardents de rage ; ceux-ci ! ce sont mes femmes. Ah ! les crânes roulent toujours… Ceux-ci, et ceux-ci, ce sont les crânes de mes enfants. Hélas ! ils ont pu mourir ! mais, moi, maudit, je ne le peux pas ! l’effroyable sentence pèse sur moi pour l’éternité !

« Jérusalem tomba… J’écrasai l’enfant à la mamelle ; je me jetai parmi les flammes ; je maudis le Romain dans sa victoire… Hélas ! hélas ! l’infatigable malédiction me protégea toujours… et je ne mourus pas ! — Rome, la géante, s’écroulait en ruines ; j’allai me placer sous elle ; elle tomba… sans m’écraser ! Sur ces débris, des nations s’élevèrent et puis finirent à mes yeux… moi, je restai, et je ne puis finir !

« Du haut d’un rocher qui régnait parmi les nuages, je me précipitai dans l’abîme des mers ; mais bientôt les vagues frémissantes me roulèrent au bord, et le trait de feu de l’existence me perça de nouveau. Je mesurai des yeux le sombre cratère de l’Etna, et je m’y jetai avec fureur !… Là, je hurlai dix mois parmi les géants, et mes soupirs fatiguèrent le gouffre sulfureux… hélas ! dix mois entiers ! Cependant, l’Etna fermenta, et puis me revomit parmi des flots de lave ; je palpitai sous la cendre, et je me mis à vivre.

« Une forêt était en feu ; je m’y élançai bien vite… toute sa chevelure dégoutta sur moi en flammèches, mais l’incendie effleura mon corps et ne put pas le consumer. Alors, je me mêlai aux destructeurs d’hommes, je me précipitai dans la tempête des combats… Je déliai le Gaulois, le Germain… mais ma chair émoussait les lances et les dards ; le glaive d’un Sarrasin se brisa en éclats sur ma tête : je vis longtemps les balles pleuvoir sur mes vêtements comme des pois lancés contre une cuirasse d’airain. Les tonnerres guerriers serpentèrent sans force autour de mes reins, comme autour du roc crénelé qui s’élève au-dessus des nuages.

« En vain l’éléphant me foula sous lui, en vain le cheval de guerre irrité m’assaillit de ses pieds armés de fer !… Une mine chargée de poudre éclata et me lança dans les nues : je retombai tout étourdi et à demi brûlé, et je me relevai parmi le sang, la cervelle et les membres mutilés de mes compagnons d’armes.

« La masse d’acier d’un géant se brisa sur moi, le poing du bourreau se paralysa en voulant me saisir, le tigre émoussa ses dents sur ma chair ; jamais lion affamé ne put me déchirer dans le cirque. Je me couchai sur des serpents venimeux, je tirai le dragon par sa crinière sanglante… le serpent me piqua, et je ne mourus pas ! le dragon s’enlaça autour de moi, et je ne mourus pas !

« J’ai bravé les tyrans sur leurs trônes ; j’ai dit à Néron : « Tu es un chien ivre de sang ! » à Christiern : « Tu es un chien ivre de sang ! » à Mulei-Ismaël : « Tu es un chien ivre de sang ! » Les tyrans ont inventé les plus horribles supplices, tout fut impuissant contre moi.

« Hélas ! ne pouvoir mourir ! ne pouvoir mourir !… ne pouvoir reposer ce corps épuisé de fatigues ! traîner sans fin cet amas de poussière, avec sa couleur de cadavre et son odeur de pourriture ! contempler des milliers d’années l’uniformité, ce monstre à la gueule béante, le Temps fécond et affamé, qui produit sans cesse et sans cesse dévore ses créatures !

« Hélas ! ne pouvoir mourir ! ne pouvoir mourir !… Ô colère de Dieu ! pouvais-tu prononcer un plus effroyable anathème ? Eh bien, tombe enfin sur moi comme la foudre, précipite-moi des rochers du Carmel, que je roule à ses pieds, que je m’agite convulsivement, et que je meure ! » Et Ahasver tomba. Les oreilles lui tintèrent, et la nuit descendit sur ses yeux aux cils hérissés. Un ange le reporta dans la caverne. Dors maintenant, Ahasver, dors d’un paisible sommeil ; la colère de Dieu n’est pas éternelle ! À ton réveil, il sera là, celui dont à Golgotha tu vis couler le sang, et dont la miséricorde s’étend sur toi comme sur tous les hommes.