La volonté de Dieu - Conte de Ernest du Laurens de la Barre wiki

Au temps heureux où les plus grands saints du paradis se plaisaient encore à visiter la Basse- Bretagne, saint Thomas et saint Jean voyageaient un jour du côté de Botmeur. Il faisait grand chaud, et la montagne, comme vous savez, n’est pas aisée à gravir sous le soleil.

– Je suis bien fatigué, dit saint Jean, le plus jeune des deux : j’ai soif et je ne vois ni fontaine ni métairie de ce côté.
–Voici une maison au détour du chemin, répondit saint Thomas ; que Jésus ait pitié de ces gens-là, car je vois au dessus de la porte trois pommes piquées dans une branche de houx : c’est unechapelle du démon(cabaret); nous ne pouvons y entrer.

– J’ai pourtant bien soif, reprit saint Jean. Un peu plus loin, ils aperçurent une pauvre hutte à quelques pas de la route.
– Oh ! le misérable logis, dit saint Thomas ; et quand on pense que les hommes sont attachés à une pareille boue, au point souvent de la préférer au ciel !... Il y aura sans doute de l’eau pour nous là-dedans... si toutefois Dieu le permet.

Et ils entrèrent dans la cabane.

– Bonjour à vous, bonne femme, voulez-vous nous donner un verre d’eau à boire ?
– Je n’ai plus d’eau fraîche, mes gentilshommes. Lann, en revenant de la carrière, rapportera une cruche toute pleine, mais voici dans le fond du pichet un peu de piquette.
– Donnez-nous toujours cela.

Et les deux saints burent de la piquette... Elle était si mauvaise que saint Jean (j’ose à peine parler ainsi), saint Jean en fit la grimace.

– Oui, elle est un peu aigre, murmura la pauvresse. Ah ! si c’était seulement de bon cidre !... Mais cela n’est pas possible. Non, il n’y aura jamais ici ni cidre ni vin.
– Vous devriez, dit saint Thomas, ajouter :sans la volonté de Dieu.
– Oh ! la misère est la misère, reprit la vieille en hochant la tête, et la piquette sera toujours la piquette.
– Donnez-m’en, s’il vous plaît, encore un peu dans ce verre...

Thomas versa quelques gouttes de liquide dans le pichet et dans unebuieoù il y avait de l’eau trouble, et les deux saints s’éloignèrent.

– Bénédiction ! dit aussitôt la bonne femme en goûtant à son tour : c’est du vin, et du bon, qu’il y a maintenant plein le pichet et la grande buie... Si je versais dans la barrique ce qui reste au fond du verre, nous aurions du vin, je pense, assez pour nous régaler longtemps.

Et elle fit comme elle disait. Mais il arriva que la barrique ne contenait plus que de l’eau trouble au lieu de piquette, de même que la cruche et le pichet.

La malheureuse allait peut-être courir après les voyageurs et implorer leur secours, en avouant ce qu’elle avait fait, quand son mari rentra ; mais ils ne surent que se quereller au lieu de s’en remettre à la bonté de Dieu, en sorte que l’eau sale demeura dans la buie et dans le baril, comme le trouble dans le ménage.

Les deux saints continuèrent leur route. À l’entrée d’un village, ils furent émus par des gémissements qui sortaient d’une chaumière. Ils s’y rendirent aussitôt, se disant qu’il devait y avoir quelque douleur à soulager. Une femme en larmes tenait sur ses genoux un petit enfant moribond. Il était pâle à faire peur, et en outre louche et contrefait à désespérer.

– Qu’a donc votre enfant ? dit l’un des voyageurs.
– Il a souffert cruellement, répondit-elle, et il va mourir, le pauvre petit... Hélas ! rien ne peut le sauver.
– Rien, fit saint Jean en montrant le ciel ; vous oubliez la bonté de Dieu.
– Oh ! reprit la mère, il est trop tard, c’est fini.
– Si votre enfant revenait à la vie, vous seriez heureuse, n’est-ce pas ?... Pourtant, il me semble qu’il est contrefait.
– Ah ! n’importe, s’il vivait seulement, je serais contente.
– Eh bien ! dit saint Jean en touchant la tête de l’enfant avec le bout d’une croix de plomb qu’il détacha du mur, Dieu veut qu’il vive... Adieu ma brave femme, n’oubliez pas que tout est possible à Celui qui vous a créée.
– Puis ils sortirent de la maison... Quel fut le ravissement de cette femme en voyant se colorer les lèvres blanches de son enfant ! Elle fut presque épouvantée quand il glissa de dessus ses genoux et se mit à courir dans la chambre droit comme un I. Alors elle regretta plus que jamais de voir qu’il avait encore les yeux de travers.
– Quel malheur, s’écria-t-elle, que ces bons seigneurs qui ont guéri l’enfant et qui lui ont tiré sa bosse, ne lui aient pas en même temps remis les yeux en place !... Mais par quel moyen l’ont- ils redressé ? Ah ! voici la croix de plomb... Ma foi, je vais faire comme eux, et peut-être que mon fils aura ensuite de beaux yeux.

Elle toucha les yeux du petit avec la croix. Malheur ! l’enfant, devenu aveugle, alla se frapper la tête contre le mur et tomba comme mort sur la place.

La mère, folle de douleur, s’élança du côté où les voyageurs avaient passé, et, se jetant à leurs genoux, elle leur avoua sa faute.

– Relevez-vous, lui dirent les saints, et sachez vous conformer à la volonté du Créateur.

La pauvre femme aperçut aussitôt son cher enfant qui courait à sa rencontre. Il était droit comme vous, mais ses yeux étaient toujours de travers, parce que Dieu, qui donne tant de grâces, veut que nous sachions du moins modérer nos désirs.

L’Angélussonnait en ce moment au bourg voisin. Nos voyageurs avaient fait une longue étape depuis le matin. En passant par le hameau, ils virent une maison de bonne apparence dont la porte était entrouverte. Une excellente odeur de bouillie d’avoine vint leur rappeler qu’ils n’avaient pas dîné et exciter leur appétit. Une douzaine de personnes se trouvaient réunies dans la maison à propos de fiançailles. Les deux saints entrèrent en souhaitant bonheur et santé aux bons chrétiens qui devaient se trouver là.

– Merci, dit la fermière... car pour bons chrétiens nous le sommes tous et le serons toujours.
S’il plaît à Dieu, murmura saint Thomas.
– Oh ! pour cela, il n’y a aucune crainte, fitune jeune fille en riant.
– Saint Pierre a renié Jésus par trois fois, dit le voyageur d’un air triste... Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit : voulez-vous nous servir de la bouillie, si vous en faites ?
– Comment ! si l’on en fait ! s’écria la ménagère presque indignée. Elle bout depuis une heure, et, pour sûr, nous allons tous en manger dans cinq minutes.
S’il plaît à Dieu, je pense, répliqua celui qui mit sa main dans le côté du Christ.
– Ma foi ! vous seriez saint Thomas en personne que vous ne parleriez pas autrement.

Comme elle achevait ces paroles, la fermière poussa un cri. Le chaudron venait de se fendre par la moitié, si bien que toute la bouillie s’était répandue sur le foyer et sur les pieds de cette femme, qui poussait des cris pitoyables.

– Eh bien ! dit le bon saint, m’appellerez-vous encore Thomas par ironie ?... Oh ! n’oubliez jamais, vous tous, que l’on n’est assuré de sa part que quand on l’a mangée...avec la permission du bon Dieu.
– Sans doute, dirent les assistants ; mais il est bien certain qu’aujourd’hui nous nous passerons de bouillie.
– Peut-être, mes enfants, reprirent les voyageurs en relevant le chaudron, dans lequel la bouillie, revenue comme auparavant, fut cuite à point en quelques minutes, au grand étonnement de tous ces braves gens...
– Et la pauvre brûlée ?
– La pauvre brûlée eut aussi sa part de bouillie d’avoine ; sa blessure fut guérie à l’instant ; et à cette vue, toute la compagnie, louant Dieu, se jeta à genoux devant les saints. Ceux-ci se retirèrent bientôt en disant :
– N’oubliez jamais, chrétiens, dans vos moindres actions, de vous soumettre à la volonté du Seigneur Jésus.

Depuis ce temps, les vrais Bretons, et je pense, les chrétiens de tous pays, ne manquent guère de dire :selon la volonté, ou :avec la permission de notre Sauveur... Et ils agissent bien, car dire :s’il plaît à Dieu, et méditer une mauvaise action, serait le comble de l’hypocrisie.