N°22 Quatrième voyage de Sindbad le Marin - Conte de Antoine Galland wiki

Les plaisirs, dit-il, et les divertissements que je pris après mon troisième voyage n’eurent pas des charmes assez puissants pour me déterminer à ne pas voyager davantage. Je me laissai encore entraîner à la passion de trafiquer et de voir des choses nouvelles. Je mis donc ordre à mes affaires ; et ayant fait un fonds de marchandises de débit dans les lieux où j’avais dessein d’aller, je partis. Je pris la route de la Perse, dont je traversai plusieurs provinces, et j’arrivai à un port de mer où je m’embarquai. Nous mîmes à la voile, et nous avions déjà touché à plusieurs ports de terre ferme et à quelques îles orientales, lorsque, faisant un jour un grand trajet, nous fûmes surpris d’un coup de vent qui obligea le capitaine à faire amener les voiles et à donner tous les ordres nécessaires pour prévenir le danger dont nous étions menacés. Mais toutes nos précautions furent inutiles ; la manœuvre ne réussit pas bien ; les voiles furent déchirées en mille pièces, et le vaisseau, ne pouvant plus être gouverné, donna sur des récifs, et se brisa de manière qu’un grand nombre de marchands et de matelots se noyèrent et que la charge périt.

J’eus le bonheur, de même que plusieurs autres marchands et matelots, de me prendre à une planche. Nous fûmes tous emportés par un courant vers une île qui était devant nous. Nous y trouvâmes des fruits et de l’eau de source qui servirent à rétablir nos forces. Nous nous y reposâmes même la nuit, dans l’endroit où la mer nous avait jetés, sans avoir pris aucun parti sur ce que nous devions faire. L’abattement où nous étions de notre disgrâce nous en avait empêchés.

Le jour suivant, dès que le soleil fut levé, nous nous éloignâmes du rivage ; et avançant dans l’île, nous y aperçûmes des habitations, où nous nous rendîmes. A notre arrivée, des noirs vinrent à nous en très grand nombre ; ils nous environnèrent, se saisirent de nos personnes, en firent une espèce de partage, et nous conduisirent ensuite dans leurs maisons.

Nous fûmes menés, cinq de mes camarades et moi, dans un même lieu. D’abord, on nous fit asseoir et l’on nous servit d’une certaine herbe, en nous invitant par signes à en manger. Mes camarades, sans faire réflexion que ceux qui la servaient n’en mangeaient pas, ne consultèrent que leur faim, qui pressait, et se jetèrent sur ces mets avec avidité. Pour moi, par un pressentiment de quelque supercherie, je ne voulus pas seulement en goûter, et je m’en trouvai bien ; car peu de temps après je m’aperçus que l’esprit avait tourné à mes compagnons, et qu’en me parlant ils ne savaient ce qu’ils disaient.

On me servit ensuite du riz préparé avec de l’huile de coco et mes camarades, qui n’avaient plus de raison, en mangèrent extraordinairement. J’en mangeai aussi, mais fort peu. Les noirs avaient d’abord présenté de cette herbe pour nous troubler l’esprit et nous ôter par là le chagrin que la triste connaissance de notre sort nous devait causer ; et ils nous donnaient du riz fleur nous engraisser. Comme ils étaient anthropophages, leur intention était de nous manger quand nous serions devenus gras. C’est ce qui arriva à mes camarades, qui ignoraient leur destinée, parce qu’ils avaient perdu leur bon sens. Puisque j’avais conservé le mien, vous jugez bien, seigneurs, qu’au lieu d’engraisser comme les autres, je devins encore plus maigre que je n’étais. La crainte de la mort, dont j’étais incessamment frappé, tournait en poison tous les aliments que je prenais. Je tombai dans une langueur qui me fut fort salutaire ; car les noirs, ayant assommé et mangé mes compagnons, en demeurèrent là ; et me voyant sec, décharné, malade, ils remirent ma mort à un autre temps.

Cependant j’avais beaucoup de liberté, et l’on ne prenait presque pas garde à mes actions. Cela me donna lieu de m’éloigner, un jour, des habitations des noirs et de me sauver. Un vieillard, qui m’aperçut et qui se douta de mon dessein, me cria de toute sa force de revenir ; mais, au lieu de lui obéir, je redoublai mes pas et fus bientôt hors de sa vue. Il n’y avait alors que ce vieillard dans les habitations ; tous les autres noirs s’étaient absentés et ne devaient revenir que sur la fin du jour, ce qu’ils avaient coutume de faire assez souvent. C’est pourquoi, étant assuré qu’ils ne seraient plus à temps de courir après moi lorsqu’ils apprendraient ma fuite, je marchai jusqu’à la nuit. Alors je m’arrêtai, pour prendre un peu de repos et manger de quelques vivres dont j’avais fait provision. Mais je repris bientôt mon chemin et continuai de marcher pendant sept jours, en évitant les endroits qui me paraissaient habités. Je vivais de cocos qui me fournissaient en même temps de quoi boire et de quoi manger.

Le huitième jour, j’arrivai près de la mer ; j’aperçus tout à coup des gens, blancs comme moi, occupés à cueillir du poivre, dont il y avait là une grande abondance. Leur occupation me fut de bon augure, je ne fis nulle difficulté de m’approcher d’eux, et ils vinrent au-devant de moi. Dès qu’ils me virent, ils me demandèrent en arabe qui j’étais et d’où je venais. Ravi de les entendre parler comme moi, je satisfis volontiers leur curiosité, en leur racontant de quelle manière j’avais fait naufrage et étais venu dans cette île, où j’étais tombé entre les mains des noirs. « Mais ces noirs, me dirent-ils, mangent les hommes Par quel miracle êtes-vous échappé à leur cruauté ? » Je leur fis le même récit que vous venez d’entendre, et ils furent merveilleusement étonnés.

Je demeurai avec eux jusqu’à ce qu’ils eussent amassé la quantité de poivre qu’ils voulurent ; après quoi ils me firent embarquer sur le bâtiment qui les avait amenés, et nous nous rendîmes dans une autre île, d’où ils étaient venus. Ils me présentèrent à leur roi, qui était un bon prince. Il eut la patience d’écouter le récit de mon aventure, qui le surprit. Il me fit donner ensuite des habits et commanda qu’on eût soin de moi.

L’île où je me trouvais était fort peuplée et abondante en toutes sortes de choses, et l’on faisait un grand commerce dans la ville où le roi demeurait. Cet agréable asile commença à me consoler de mon malheur ; et les bontés que ce généreux prince avait pour moi achevèrent de me rendre content. En effet, il n’y avait personne qui fût mieux que moi dans son esprit, et, par conséquent, il n’y avait personne à sa cour ni dans la ville qui ne cherchât l’occasion de me faire plaisir. Ainsi je fus bientôt regardé comme un homme né dans cette île, plutôt que comme un étranger.

Je remarquai une chose qui me parut bien extraordinaire : tout le monde, le roi même, montait à cheval sans bride et sans étriers. Cela me fit prendre la liberté de lui demander un jour pourquoi Sa Majesté ne se servait pas de ces commodités. Il me répondit que je lui parlais le choses dont on ignorait l’usage dans ses États.

J’allai aussitôt chez un ouvrier, et je lui fis dresser le bois d’une selle sur le modèle que je lui donnai. Le bois de la selle achevé, je le garnis moi-même de bourre et de cuir, et l’ornai d’une broderie d’or. Je m’adressai ensuite à un serrurier, qui me fit un mors de la forme que je lui montrai, je lui fis faire aussi des étriers.

Quand ces choses furent dans un état parfait, j’allai les présenter au roi, je les essayai sur un de ses chevaux. Ce prince monta dessus et fut si satisfait de cette invention, qu’il m’en témoigna sa joie par de grandes largesses. Je ne pus me défendre de faire plusieurs selles pour ses ministres et pour les principaux officiers de sa maison, qui me firent tous des présents qui m’enrichirent en peu de temps. J’en fis aussi pour les personnes les plus qualifiées de la ville, ce qui me mit dans une grande réputation et me fit considérer de tout le monde.

Comme je faisais ma cour au roi très exactement, il me dit un jour : « Sindbad, je t’aime et je sais que tous mes sujets qui te connaissent te chérissent à mon exemple. J’ai une prière à te faire, et il faut que tu m’accordes ce que je vais te demander. — Sire, lui répondis-je, il n’y a rien que je ne sois prêt à faire pour marquer mon obéissance à Votre Majesté ; elle a sur moi un pouvoir absolu. — Je veux te marier, répliqua le roi, afin que le mariage t’arrête en mes Etats et que tu ne songes plus à ta patrie. » Comme je n’osais résister à la volonté du prince, il me donna pour femme une dame de sa cour, noble, belle, sage et riche. Après les cérémonies des noces, je m’établis chez la dame, avec laquelle je vécus quelque temps dans une union parfaite. Néanmoins je n’étais pas trop content de mon état. Mon dessein était de m’échapper à la première occasion, et de retourner à Bagdad ; car mon établissement, tout avantageux qu’il était, ne pouvait m’en faire perdre le souvenir.

J’étais dans ces sentiments, lorsque la femme d’un de mes voisins, avec lequel j’avais contracté une amitié fort étroite, tomba malade et mourut. J’allai chez lui pour le consoler ; et le trouvant plongé dans la plus vive affliction : « Dieu vous conserve, lui dis-je en l’abordant, et vous donne une longue vie ! — Hélas ! me répondit-il, comment voulez vous que j’obtienne la grâce que vous me souhaitez ? je n’ai plus qu’une heure à vivre. — Oh ! repris-je, ne vous mettez pas dans l’esprit une pensée si funeste ; j’espère que cela n’arrivera pas et que j’aurai le plaisir de vous posséder encore longtemps. — Je souhaite, répliqua-t-il, que votre vie soit de longue durée ; pour ce qui est de moi, mes affaires sont faites, et je vous apprends que l’on m’enterre aujourd’hui avec ma femme. Telle est la coutume, que nos ancêtres ont établie dans cette île, et qu’ils ont inviolablement gardée : le mari vivant est enterré avec la femme morte, et la femme vivante avec le mari mort. Rien ne peut me sauver ; tout le monde subit cette loi. »

Dans le temps qu’il m’entretenait de cette étrange barbarie, dont la nouvelle m’effraya cruellement, les parents, les amis et les voisins arrivèrent en corps pour assister aux funérailles. On revêtit le cadavre de la femme de ses habits les plus riches, comme au jour de ses noces, et on la para de tous ses joyaux.

On l’enleva ensuite dans une bière découverte, et le convoi se mit en marche. Le mari était à la tête du deuil et suivait le corps de sa femme. On prit le chemin d’une haute montagne ; et lorsqu’on y fut arrivé, on leva une grosse pierre qui couvrait l’ouverture d’un puits profond, et l’on y descendit le cadavre sans lui rien ôter de ses habillements et de ses joyaux. Après cela, le mari embrassa ses parents et ses amis et se laissa mettre sans résistance dans une bière, avec un pot d’eau et sept petits pains auprès de lui ; puis on le descendit de la même manière qu’on avait descendu sa femme. La montagne s’étendait en longueur et servait de bornes à la mer, et le puits était très profond. La cérémonie achevée, on remit la pierre sur l’ouverture.

Il n’est pas besoin, seigneurs, de vous dire que je fus un fort triste témoin de ces funérailles. Toutes les autres personnes qui y assistèrent n’en parurent presque pas touchées, par l’habitude de voir souvent la même chose. Je ne pus m’empêcher de dire au roi ce que je pensais là-dessus. « Sire, lui dis-je, je ne saurais assez m’étonner de l’étrange coutume qu’on a dans vos États d’enterrer les vivants et les morts. J’ai bien voyagé, j’ai fréquenté des gens d’une infinité de nations, et je n’ai jamais entendu parler d’une loi si cruelle : — Que veux-tu ! Sindbad, me répondit le roi, c’est une loi commune, et j’y suis soumis moi-même je serai enterré vivant avec la reine, mon épouse, si elle meurt la première. — Mais, sire, lui dis-je, oserais-je demander à Votre Majesté si les étrangers sont obligés d’observer cette coutume ? — Sans doute, repartit le roi en souriant du motif de ma question ; ils n’en sont pas exceptés lorsqu’ils sont mariés dans cette île. »

Je m’en retournai tristement au logis avec cette réponse. La crainte que ma femme ne mourût la première et qu’on ne m’enterrât tout vivant avec elle me faisait faire des réflexions très mortifiantes. Cependant, quel remède apporter à ce mal ? Il fallut prendre patience et m’en remettre à la volonté de Dieu. Néanmoins je tremblais à la moindre indisposition que je voyais à ma femme ; mais, hélas ! j’eus bientôt la frayeur tout entière. Elle tomba véritablement malade et mourut en peu de jours.

Jugez de ma douleur ! être enterré tout vif ne me paraissait pas une fin moins déplorable que celle d’être dévoré par des anthropophages ; il fallait pourtant en passer par là. Le roi, accompagné de toute sa cour, voulut honorer de sa présence le convoi, et les personnes les plus considérables de la ville me firent aussi l’honneur d’assister à mon enterrement.

Lorsque tout fut prêt pour la cérémonie, on posa le corps de ma femme dans une bière, avec tous ses joyaux et ses plus magnifiques habits. On commença la marche. Comme second acteur de cette pitoyable tragédie, je suivais immédiatement la bière de ma femme, les yeux baignés de larmes, et déplorant mon malheureux destin. Avant que d’arriver à la montagne, je voulus faire une tentative sur l’esprit des spectateurs. Je m’adressai au roi premièrement, ensuite à ceux qui se trouvèrent autour de moi ; et m’inclinant devant eux jusqu’à terre pour baiser le bord de leur habit, je les suppliai d’avoir compassion de moi. « Considérez, disais-je, que je suis un étranger qui ne doit pas être soumis à une loi si rigoureuse, et que j’ai une autre femme et des enfants dans mon pays. » J’eus beau prononcer ces paroles d’un air touchant, personne n’en fut attendri ; au contraire, on se hâta de descendre le corps de ma femme dans le puits, et l’on m’y descendit un moment après, dans une autre bière découverte, avec un vase rempli d’eau et sept pains. Enfin, cette cérémonie si funeste pour moi étant achevée, on remit la pierre sur l’ouverture du puits, nonobstant l’excès de ma douleur et mes cris pitoyables.

A mesure que j’approchais du fond, je découvrais, à la faveur du peu de lumière qui venait d’en haut, la disposition de ce lieu souterrain. C’était une grotte fort vaste et qui pouvait bien avoir cinquante coudées de profondeur. Je sentis bientôt une puanteur insupportable qui sortait d’une infinité de cadavres que je voyais à droite et à gauche. Je crus même entendre quelques-uns des derniers qu’on y avait descendus vifs pousser les derniers soupirs. Néanmoins, lorsque je fus en bas, je sortis promptement de la bière et m’éloignai des cadavres en me bouchant le nez. Je me jetai par terre, où je demeurai longtemps plongé dans les pleurs. Alors, faisant réflexion sur mon triste sort : « Il est vrai, disais-je, que Dieu dispose de nous selon les décrets de sa providence ; mais, pauvre Sindbad, n’est-ce pas ta faute que tu te vois réduit à mourir d’une mort si étrange Plût à Dieu que tu eusses péri dans quelqu’un des naufrages dont tu es échappé ! tu n’aurais pas à mourir d’un trépas si lent et si terrible en toutes ses circonstances. Mais tu te l’es attiré par ta maudite avarice. Ah ! malheureux ! ne devais-tu pas plutôt demeurer chez toi et jouir tranquillement du fruit de tes travaux !

Telles étaient les inutiles plaintes dont je faisais retentir la grotte, en me frappant la tête et l’estomac de rage et de désespoir et m’abandonnant tout entier aux pensées les plus désolantes. Néanmoins (vous le dirai-je ?) au lieu d’appeler la mort à mon secours, quelque misérable que je fusse, l’amour de la vie se fit encore sentir en moi et me porta à prolonger mes jours. J’allai, à tâtons, et en me bouchant le nez, prendre le pain et l’eau qui étaient dans ma bière, et j’en mangeai.

Quoique l’obscurité qui régnait dans la grotte fût si épaisse que l’on ne distinguait pas le jour d’avec la nuit, je ne laissai pas toutefois de retrouver ma bière ; et il me sembla que la grotte était plus spacieuse et plus remplie de cadavres qu’elle ne m’avait paru d’abord. Je vécus quelques jours de mon pain et de mon eau ; mais enfin, n’en ayant plus, je me préparai à mourir.

Je n’attendais plus que la mort, lorsque j’entendis lever la pierre. On descendit un cadavre et une personne vivante. Le mort était un homme. Il est naturel de prendre des résolutions extrêmes dans les dernières extrémités. Dans le temps qu’on descendait la femme, je m’approchai de l’endroit où sa bière devait être posée ; et quand je m’aperçus que l’on recouvrait l’ouverture du puits, je donnai sur la tête de la malheureuse deux ou trois grands coups d’un gros os dont je m’étais saisi. Elle en fut étourdie, ou plutôt je l’assommai ; et comme je ne faisais cette action inhumaine que pour profiter du pain et de l’eau qui étaient dans la bière, j’eus des provisions pour quelques jours. Au bout de ce temps-là, on descendit encore une femme morte et un homme vivant ; je tuai l’homme de la même manière, et comme, par bonheur pour moi, il y eut alors une espèce de mortalité dans la ville, je ne manquais pas de vivres, en mettant toujours en œuvre la même industrie.

Un jour que je venais d’expédier encore une femme, j’entendis souffler et marcher. J’avançai du côté d’où partait le bruit ; j’entendis souffler plus fort à mon approche, et il me parut entrevoir quelque chose qui prenait la fuite. Je suivis cette espèce d’ombre, qui s’arrêtait par reprises et soufflait toujours en fuyant, à mesure que j’en approchais. Je la poursuivis si longtemps et j’allai si loin, que j’aperçus enfin une lumière qui ressemblait à une étoile. Je continuai de marcher vers cette lumière, la perdant quelquefois, selon les obstacles qui me la cachaient, mais je la retrouvais toujours ; et à la fin, je découvris qu’elle venait par une ouverture du rocher, assez large pour y passer.

A cette découverte, je m’arrêtai quelque temps, pour me remettre de l’émotion violente avec laquelle je venais de marcher ; puis, m’étant avancé jusqu’à l’ouverture, j’y passai et me trouvai sur le bord de la mer. Imaginez-vous l’excès de ma joie. Il fut tel, que j’eus dé la peine à me persuader que ce n’était pas un songe. Lorsque je fus convaincu que c’était une chose réelle, et que mes sens furent rétablis en leur assiette ordinaire, je compris que la chose que j’avais entendue souffler et que j’avais suivie était un animal sorti de la mer, qui avait coutume d’entrer dans la grotte pour s’y repaître de corps morts.

J’examinai la montagne et remarquai qu’elle était située entre la ville et la mer, sans communication par aucun chemin, parce qu’elle était tellement escarpée que la nature ne l’avait pas rendue praticable. Je me prosternai sur le rivage, pour remercier Dieu de la grâce qu’il venait de me faire. Je rentrai ensuite dans la grotte, pour aller prendre du pain, que je revins manger à la clarté du jour, de meilleur appétit que je n’avais fait depuis que l’on m’avait enterré dans ce lieu ténébreux.

J’y retournai encore et j’allai ramasser à tâtons dans les bières tous les diamants, les rubis, les perles, les bracelets d’or et enfin toutes les riches étoffes que je trouvai sous ma main ; je portai tout cela sur le bord de la mer. J’en fis plusieurs ballots, que je liai proprement avec des cordes qui avaient servi à descendre les bières et dont il y avait une grande quantité. Je les laissai sur le rivage, en attendant une bonne occasion, sans craindre que la pluie les gâtât ; car alors ce n’en était pas la saison.

Au bout de deux ou trois jours, j’aperçus un navire, qui ne faisait que de sortir du port et qui vint passer près de l’endroit où j’étais. Je fis signe de la toile de mon turban et je criai de toute ma force pour me faire entendre. On m’entendit, et l’on détacha la chaloupe pour me venir prendre. A la demande que les matelots me firent par quelle disgrâce je me trouvais en ce lieu, je répondis que je m’étais sauvé d’un naufrage, depuis deux jours, avec les marchandises qu’ils voyaient. Heureusement pour moi, ces gens, sans examiner le lieu où j’étais et si ce que je leur disais était vraisemblable, se contentèrent de ma réponse et m’emmenèrent avec mes ballots.

Quand nous fûmes arrivés à bord, le capitaine, satisfait en lui-même du plaisir qu’il me faisait et occupé du commandement du navire, eut aussi la bonté de se payer du prétendu naufrage que je lui dis avoir fait. Je lui présentai quelques-unes de mes pierreries, mais il ne voulut pas les accepter.

Nous passâmes devant plusieurs îles, et entre autres, devant l’île des Cloches, éloignée de dix journées de celle de Serendib, par un vent ordinaire et réglé, et de six journées de l’île de Kela, où nous abordâmes. Il y a des mines de plomb, des cannes d’Inde et du camphre excellent.

Le roi de l’île de Kela est très riche, très puissant, et son autorité s’étend sur toute l’île des Cloches, qui a deux journées d’étendue, et dont les habitants sont encore si barbares, qu’ils mangent la chair humaine. Après que nous eûmes fait un grand commerce dans cette île, nous remîmes à la voile et abordâmes à plusieurs autres ports. Enfin, j’arrivai heureusement à Bagdad, avec des richesses infinies, dont il est inutile de vous faire le détail. Pour rendre grâces à Dieu des faveurs qu’il m’avait faites, je fis de grandes aumônes, tant pour l’entretien de plusieurs mosquées que pour la subsistance des pauvres, et me donnai tout entier à mes parents et à mes amis, en me divertissant et en faisant bonne chère avec eux.

Sindbad finit en cet endroit le récit de son quatrième voyage, qui causa encore plus d’admiration à ses auditeurs que les trois précédents. Il fit un nouveau présent de cent sequins à Hindbad, qu’il pria, comme les autres, de revenir le jour suivant, à la même heure, pour dîner chez lui et entendre le détail de son cinquième voyage. Hindbad et les autres conviés prirent congé de lui et se retirèrent. Le lendemain, lorsqu’ils furent tous rassemblés, ils se mirent à table ; et à la fin du repas, le ne dura pas moins que les autres, Sindbad commença de cette sorte le récit de son cinquième voyage :